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رسالة الى محمد السادس
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في قناة  الجزيرة القطرية: عن محمد السادس
في صحيفة
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Les grands ne sont grands que parce que nous sommes à genoux! - Levons-nous !
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La tragédie marocaine
Une vie pour laliberté
Qui gouverne le Maroc?
ParAhmed Rami

Ahmed Rami



Une vie
pour la liberté
Autobiographie


Révélations

(LIVRE)


Table des matières:

 Préface de l'auteur
Quand les grands voleurs gouvernent un pays !

Il y a un ensemble, saisissant, des difficultés extrêmes où se debattent tous les pays du Tiers-Monde et que le Maroc, en particulier, a trop tardé à regarder en face.

A l'époque où, officier dans les rangs des "Forces Armées Royales", j'étais conduit à fréquenter les coulisses du pouvoir au Maroc, j'ai moi-même été le témoin direct, chaque jour, des faits et des problèmes que vit encore aujourd´hui notre peuple au Maroc.

Et je n'ai pas été le seul témoin. Des hommes de troupe aux officiers supérieurs et aux généraux marocains, tous ceux qui conservaient une certaine intégrité morale et un certain honneur avaient été conduits à la révolte, contre le pouvoir personnel corrompu et stupide de Hassan II, en découvrant de près la corruption et l'état de putréfaction de son régime.

Les révoltes militaires (de Skhirat en 1971 et du 16 aout 1972), auxquelles j'ai pris part, ont exprimé notre indignation, notre colère et notre révolte face au pillage des richesses nationales exercé par le roi, par ses prostitués politiques locaux et par une clique de profiteurs juifs qui gravite autour de sa personne.

Les priviligiés étaient légion , et cela jusque dans les rangs dc l' Ecole d'Etat-Major de Kenitra où , pour ne prendre que cet exemple, figurait en 1970 une promotion spéciale de quarante officiers qui, dans toute l'armée était appelée "la promotion Ali Baba" !

A la différence des paysoccidentaux, le Maroc ne connaît que peu de hold-up de banques.

C'est que les voleurs d'envergure savent qu'aujourd'hui, dans notre pays, la source d'enrichissement la plus sûre, la plus rapide, la seule à vrai dire, est le pouvoir.

Le systeme féodal (makhzen) que Hassan II pérpétué anachroniquement en plein XXe siècle fait de la corruption généralisée un systhème de gouvernement.

Le régime de Hassan II constitut, pour notre pays, pour notre peuple et pour notre avenir un danger mortel.

Face à ce danger réel, et à ce défi, il n y a, en réalité, devant nous, qu´une seule alternative: une révolution islamique radicale, éclairée, intelligeante et tolérante!

Il s´impose donc urgeance et nécessité vitale de créer un Front Islamique uni de Liberation du Maroc.

Il est essentiel de ne pa faire le jeu rusé de Hassan II qui veut - inspiré par ses conseillers juifs - continuer à diviser pour régner !

Ahmed Rami


Ma patrie

 

Sur une photo satellite américaine, la chaîne de montagnes de l'Anti-Atlas où je suis né, au sud-ouest du Maroc, ressemble à la surface de la lune. Rien que du désert inhospitalier ! Mais l'image se modifie quand on longe les chemins qui s'élèvent en sinuant à travers de profondes vallées entre les hautes montagnes dont les sommets peuvent atteindre trois mille mètres d'altitude. Sans doute les zones supérieures des montagnes et des hautes collines sont-elles pauvres et stériles; la violence des vents et des averses a laissé une trace qui s'étend jusque dans les vallées du bas, mais des deux côtés des chemins, le visiteur discerne qu'il traverse une très ancienne région rurale où apparaissent des bosquets d'amandiers et d'oliviers, et de petits champs de blé.

Ils témoignent que ces guérets ont une histoire, qu'il a existé en ces lieux une antique civilisation et que l'homme n'a pas encore complètement abandonné cette terre. En janvier, quand la blanche splendeur des amandiers en fleur se découpe, éblouissante, sur la terre ocre et quand, après la fonte des neiges, les torrents dévalent en sifflant les parois des ravins et se répandent à grands flots à travers les vertes oasis herbeuses, les profondes vallées de l'Anti-Atlas sont d'une beauté enchanteresse. Un visiteur de passage (?) peut alors supposer que la région est fertile. Mais hélas l'image satellite n'est pas trompeuse. Toute la région souffre gravement du manque d'eau et toutes les conditions propres à assurer véritablement le succès d'une agriculture font défaut.

En outre, le climat n'a cessé de se dégrader au cours des trente dernières années : les intervalles séparant les chutes de pluie n'ont cessé d'augmenter et les périodes de sécheresse sont toujours plus longues, entraînant la pauvreté et la misère. Les résultats de ce changement de climat se font sentir dans de vastes régions d'Afrique du Nord qui, lentement mais sûrement, se tranforment en désert. L'Anti-Atlas constitue, au sud-ouest du Maroc, la frontière avec le Sahara, et, comme partout dans les régions frontalières, ce sont les hommes qui y vivent qui sont touchés les tout premiers quand surviennent des temps calamiteux.

Certes, la croissance du désert n'est pas due exclusivement à des facteurs climatiques inéluctables. Au cours des siècles, alors que les vallées de l'Anti-Atlas étaient habitées, l'homme a lui-même contribué activement à la diminution de ses possibilités de survie. Les troupeaux, en paissant, ont dépouillé le sol de sa protection naturelle et les versants des vallées ont été privés de leur humus dispensateur de vie.

Dans ces zones défavorisées, les hommes n'ont jamais pu vivre de ce que la terre avait à leur offrir. De mémoire d'homme, ils ont toujours essayé de trouver des moyens de survie extérieurs à leur milieu social héréditaire. Pendant les longues périodes de sécheresse et dans les années de catastrophe, la majeure partie de la population devait fuir vers le nord, vers les plaines littorales de l'Atlantique où les chances de survie étaient meilleures.

Cependant, même lorsque les récoltes étaient relativement bonnes, bien des gens - des hommes exclusivement - cherchaient leur bonheur dans le nord, laissant leurs familles derrière eux. Ceux qui maîtrisaient suffisamment l'arabe essayaient souvent de se faire un chemin comme «tulba» ou maîtres de religion, en apprenant aux enfants du nord à lire et écrire l'arabe et à comprendre le Coran. D'autres se mirent à gagner les mines d'Algérie occidentale après la mise en exploitation par les Français des gisements minéraux de leur colonie. Mais la plupart de ceux qui émigraient vers le nord s'installaient dans les villes du Maroc septentrionnal et y faisaient leur vie comme petits commerçants.

Au début du XXe siècle, l'émigration des hommes des régions montagneuses du sud avait pris de telles poportions qu'elle était carrément devenur la règle. Ceux qui s'obstinaient à demeurer dans leurs villages constituqient l'exception. Les émigrants acquirent bientôt une réputation de haute moralité, d'ardeur au travail et de valeur économique.

A la veille de la deuxième guerre mondiale, le niveau de vie dans les villes du nord était à peu près comparable à celui du paysan et de l'éleveur du sud, mais dix ans plus tard, le commerce du nord avait nettement relégué au second rang l'agriculture du sud. La prospérité relative que l'on rencontre aujourd'hui dans les villages est presque exclusivement importée.

On appelle «Soussi» (pluriel «Souassa») les gens des régions que j'ai décrites. Ce nom vient de la rivière Souss qui traverse les chaînes de montagnes du Haut Atlas et de l'Anti-Atlas et se jette dans la mer juste au sud d'Agadir. Toutefois, quand les Marocains emploient le terme général de «Souassa», ils ne désignent pas les habitants des plaines fertiles qui environnent la rivière, mais la communauté originaire des régions supérieures des montagnes de l'Anti-Atlas.

Les milliers de Souassa qui ont si bien réussi comme marchands dans les grandes villes viennent de la région de Tafraoute et sont issus des tribus dont les villages se situent sur les versants de la grandiose et rustique montagne du djebel Lkist qui culmine à deux mille huit cents mètres et domine cette partie de l'Anti-Atlas.

Au pied de cette montagne, une vallée s'étend du nord au sud. Elle n'est longue et large que de quelques kilomètres, mais, quoique jusqu'à un certain point seulement, il y règne les conditions naturelles nécessaires à l'agriculture et au peuplement. Les villages se sont érigés à proximité des cours d'eau qui dévalent les pentes de la montagne, et les habitants ont aménagé aux alentours de l'eau des surfaces cultivables en forme de terrasses pour le blé, les amandiers et les oliveraies. Mais, maintenant que l'agriculture a été abandonnée en grande partie, les villages sont en ruines et seules quelques maisons se dressent, solitaires et abandonnées, sur des champs que l'homme a rendus à la nature.

Les sept tribus de cette contrée comptent en tout quelque quatre-vingts mille âmes. Deux tribus voisines sont particulièrement réputées pour leur habileté et leur succès, notamment dans le commerce. L'une d'elles est la tribu Tahala à laquelle j'appartiens.

Chacune de ces sept tribus repose sur un groupe apparenté. Leur contexte social et culturel est très semblable. Elles constituent ensemble une unité géographique restreinte qui possède, face à l'extérieur, une identité propre. On donne à l'ensemble de ces tribus le nom de «ammeln».

L'«ammeln» se subdivise donc en unités qui se fondent sur une proche parenté et sur la consanguinité. Ces unités, nommées tribus, mais qu'il serait peut-être plus approprié de désigner sous le nom de clans, s'appellent «afus» en langue berbère, ce qui signifie «main».

C'est un tel «afu» que constitue la tribu Tahala. Actuellement, il est établi au sud-ouest du djebel Lkist. Son centre administratif est la petite ville de Tafraoute. A l'époque où mon arrière-grand-père Rami dirigeait la tribu Tahala, celle-ci s'appelait Ait Rami. Rami signifie «tireur» en arabe, mais «homme» en langue berbère. Le mot «ait» dérive de l'arabe «âila» qui signifie «famille». Quand mon grand-père Moussa Ouhmou devint chef de la tribu, celle-ci prit le nom de Ait Moussa.

Mon grand-père fut choisi comme chef parce qu'il était courageux et bon tireur. Il fut assassiné par un tueur à gages noir. Le meurtre eut lieu sur la place du marché Tahala à cinq kilomètres de notre village. Ce fut un sacrilège inouï, car la tradition interdisait de tuer un homme au marché.

Ce crime était l'oeuvre d'une tribu ennemie qui n'avait rien trouvé d'autre, pour éliminer mon grand-père, que d'embaucher un tueur à gages qui l'abattit lâchement par derrière. Il avait été averti, mais n'avait pas voulu rester planté là comme une poule mouillée, et s'était donc rendu au «souk» (marché). Le mercredi suivant, au grand marché de Tafraoute - il s'agit du souk Larbâa, situé à dix kilomètres de mon village natal - quelques personnes reconnurent l'assassin et l'abattirent. C'est ainsi que mon grand-père fut vengé.

La vendetta était monnaie courante parmi les Souassa au XIXe et au début du XXe siècle. L'une des raisons du grand nombre d'expéditions punitives résidait dans les tensions qui prenaient naissance au sein d'une catégorie de la population qui croissait sans cesse en nombre sur un sol toujours plus pauvre. Cependant, la vendetta résultait aussi de l'ordre juridique primitif mais efficace qui existe dans les communautés isolées. Quiconque y tue un homme doit le payer de sa vie. En l'absence de tout pouvoir régulateur, les différents clans et familles exerçaient leur propre justice. Ce faisant, ils s'appuyaient sur des usages et des règles qui se transmettaient de génération en génération.

En cas d'assassinat, l'assassin, s'il était connu, devait quitter le pays, et la famille de la victime ne pouvait pas se venger sur celle du coupable. Mais on pouvait désigner par écrit cinq vengeurs proches de la victime, qui avaient alors le droit de rechercher le coupable et de le tuer. Le succès de leur entreprise n'entraînait pas le bannissement. Quand un meurtre avait été commis sans préméditation, le coupable pouvait payer à la famille de la victime le prix du sang. Il arrivait même que la tribu graciât un meurtrier qui avait prémédité son acte.

Bien entendu, il y avait aussi des meurtres dont l'auteur restait inconnu. Si quelqu'un était soupçonné du crime, sa proche famille pouvait jurer de son innocence. Il en allait de même pour d'autres délits non élucidés. Dans certains cas, cinq membres d'un afu se portaient garants sous serment de l'innocence du suspect; dans d'autres cas, ils pouvaient être douze, voire vingt-cinq. En cas de meurtre, le suspect ne s'en tirait pas à moins de cinquante cautions, qui toutes devaient venir de son propre afu. Le serment était habituellement prêté sur la tombe d'un saint, en présence d'un chef religieux muni du Coran.

Le groupement social qui était le mieux à même de régler les querelles intestines était l'afu, qui pouvait englober jusqu'à cinquante familles. Le même village pouvait abriter beaucoup d'afus. Chaque afu et, au-delà, chaque village choisissait un chef, un homme d'un certain âge en général, qui était le plus souvent nommé à vie.

En cas de conflit, ce dernier officiait comme médiateur. Que quelqu'un fît paître ses chèvres dans les champs de son voisin, qu'un vol fût commis ou qu'un litige éclatât à propos de droits d'eau, l'«anfgour» s'efforçait d'apaiser la querelle. On appelle anfgour le représentant élu de l'afu à la «Djamâa» (conseil municipal) du village.

De son côté, l'ensemble de la tribu élisait un chef («anflous») dont les tâches étaient les mêmes, mais à un échelon supérieur. Chaque tribu possédait ses règles («luh», qui signifie en fait «morceau de bois»). Celles-ci prévoyaient des sanctions précises pour tous les délits et fixaient même la façon de tenir les marchés. C'est à l'anflous que revenait la tâche de veiller au respect des luh. Tout avait son prix, même les injures. Si quelqu'un était blessé, on mesurait sa blessure au moyen des doigts d'un homme de taille moyenne et pour chaque longueur de doigt de la blessure, les luh prévoyaient le paiement d'une amende proportionnelle à l'étendue du dommage.

Les us et coutumes de ce genre marquaient de leur empreinte la vie des villages des Souassa. Ils avaient pris naissance au cours d'une existence isolée dans les montagnes, au fil des générations. Personne ne sait quand les premiers Berbères ont atteint les régions de l'Anti-Atlas. On ne sait même pas encore quand ce peuple a commencé à peupler l'Afrique du Nord. Son histoire est enveloppée de mythes et de légendes et on n'a aucune certitude quant à sa provenance.

Ce sont les Grecs puis les Romains qui ont donné à ce peuple le surnom de «Berbères». Les Grecs considéraient comme tels tous ceux qui ne parlaient pas le grec et restaient ainsi en dehors de la civilisation hellénistique qui dominait alors. Les Berbères se nomment eux-mêmes «Chleuch» et «Amazigh» (pluriel «Imazighn»), ce qui peut se traduire par «hommes libres». Quand les Arabes arrivèrent au Maroc vers la fin du VIIe siècle, le pays était peuplé de Berbères.

C'est dans les plaines et dans les zones partiellement urbanisées que les Arabes établirent leurs premières bases islamiques solides. L'arabe fut adopté dans ces régions, d'abord comme langue de religion, puis comme langue ordinaire.

C'est dans les montagnes que l'Etat naissant se heurta à la résistance la plus violente. De même que dans le désert, la conversion à l'islam y fut acceptée plus facilement que l'adoption de la langue arabe et de la vie urbaine. Si étonnant que cela puisse paraître, les authentiques nomades du Sahara et les tribus semi-nomades des montagnes ont donné à la lutte contre la corruption dans les villes et en faveur d'un islam révolutionnaire renouvelé quelques-uns des combattants islamiques les plus importants.

Berbères de langue hamitique et Arabes de langue sémitique; population urbaine arabisée et Berbères non sédentaires des montagnes, qui passent selon les saisons de leurs champs aux pâturages pour revenir aux champs : telle est la population du Maroc qui peut se comparer à une péninsule. De deux côtés, il est bordé de mers, l'Atlantique et la Méditerranée, du troisième de déserts et de montagnes.

Ce pays s'est arraché jadis à son isolement et a porté sa civilisation mauresque vers le nord, jusqu'en Espagne. Mais il a dû s'en retirer quelques siècles plus tard pour replonger dans l'isolement. Le Maroc constitue l'avant-poste occidental du monde islamique. Il est parcouru en tous sens par des tribus oasiennes du Sahara, nomades animés d'une foi fanatique, qui ont fondé dynatie sur dynastie. Le Maroc a réussi à se soustraire à la civilisation européenne plus longtemps que tout autre pays d'Afrique du Nord.

Pourtant, un jour de l'an 1907, des unités de la marine française ont abordé près d'un pauvre village de de pêcheurs du nom de Anfa. L'endroit s'appelle aujourd'hui Casablanca et compte quatre millions d'habitants.

Le Maroc est un pays qui se compose principalement de montagnes et de déserts. Le temps paraît y avoir coulé plus lentement qu'ailleurs. Si l'on veut fixer à quel moment précis le cours de l'histoire s'y est accéléré, le choix se porte inévitablement sur l'année 1912. C'est alors que les Français et les Espagnols entreprirent de conquérir le Maroc qui devint «protectorat», ce qui signifiait que les puissances européennes s'octroyaient le droit de le dépouiller à coeur joie.

Il fut facile aux forces françaises de prendre possession des villes corrompues et des plaines, mais il leur fallut vingt ans pour «pacifier» et soumettre les peuples montagnards de l'Anti-Atlas. La chose s'explique d'une part par le fait que cette terre était dépourvue de chemins d'accès, d'autre part par la résistance intrépide des montagnards. L'islam est venu de l'est pour libérer les hommes; le colonialisme est venu d'Europe pour les opprimer et les exploiter économiquement, culturellement et politiquement.

C'est au milieu des années quarante, que l'armée française a construit la première route reliant Tafraoute à Tiznit. Les hommes de Souss se sont mis alors à émigrer nombreux à Casablanca qui, par la suite, s'est agrandie démesurément.

 

Table des matières:

 

 Les années d'enfance

Au moment ou je vis le jour, mes parents étaient paysans, mais l'agriculture ne suffisait pas à assurer à la nouvelle génération une existence décente, de sorte que mon père, M'barek ben Moussa, avait lui aussi gagné Casablanca. Je ne saurais dire en quelle année et ne sais même pas s'il était chez nous lors de ma naissance.

Je sui né au village de Douar Ait-Mar, dans la région habitée par la tribu des Tahalas, non loin de Tafraoute dans l'Anti-Atlas. Mon année de naissance pourrait être 1946, mais ce n'est pas certain. Si j'interrogeais aujourd'hui ma mère Fatima sur cette date, elle serait bien en peine de me répondre. Elle est analphabète et n'a de sa vie possédé un calendrier. La seule chose qui compte est la saison : hiver ou été, c'est cela qui importe. Les saisons reviennent, il n'est pas besoin de les dater. Pour ma mère, le temps est un cycle, non une progression. Quand elle veut préciser une date, elle se réfère à un événement important qui s'est imprimé dans la mémoire des gens, une épidémie, par exemple, ou une catastrophe naturelle.

Que ma mère ne sache ni lire ni écrire n' a rien d'extrordinaire au Maroc. Elle n'est de sa vie sortie de chez elle; pour elle, le monde finit à l'horizon de la montagne la plus proche. Son monde c'est le village, le village voisin et la tribu.

Aussitôt que je fus assez vigoureux pour cela, je dus aider ma mère aux travaux des champs. J'avais un frère aîné qui avait pu accompagner mon père à Casablanca. Si les hommes de mon village étaient si prolifiques, c'est surtout qu'ils leur fallait une main-d'oeuvre aussi nombreuse que possible pour les travaux agricole. Les enfants étaient leur assurance-vieillesse.

Ma mère a mis au monde huit enfants. Il y eut d'abord Mohamed, puis une fille du nom de Khlija qui mourut d'une maladie quelconque. Il n'y avait au village ni hôpital, ni médecin, ni infirmière. Il n'y en avait pas davantage à Tafraoute, pas plus que n'importe où alentour.

Je fus le troisième enfant à venir au monde. Suivirent Abdallah, Lahcen, Ali, puis deux enfants encore, Brahim et Mustafa qui moururent tous deux de maladie. Abdallah, Lahcen et Ali vivent aujourd'hui à Casablanca. Mohamed est mort vers 1977.

Quand j'eus atteint l'âge de quatre ans à peu près, ma mère m'envoya dans une école coranique où je devais apprendre à parler et à écrire l'arabe, langue de l'écriture sainte. Il y avait dans chaque village une mosquée et un «fqih», maître de religion qui en savait assez pour enseigner les rudiments de la lecture et de l'écriture. Il était aussi responsable de la mosquée, laquelle n'est pas seulement lieu de prière, mais sert aussi d'école pour les enfants, qui y apprennent le Coran par coeur tout en s'initiant à la lecture et à l'écriture.

Notre fqih, Sidi Souleiman, n'était pas originaire du village mais d'une tout autre région, car il n'y avait chez nous personne qui fût assez cultivé pour maîtriser quelque peu l'arabe oral et écrit. Il écrivait les lettres que les habitants de notre village voulaient envoyer - par exemple celles que ma mère envoyait à mon père en séjour à Casablanca -, et leur lisait aussi celles qu'ils recevaient de leur côté.

C'était lui, également, qui enseignait et expliquait le Coran et la religion islamique. L'islam ne connaît pas la prêtrise. Le mot fqih désigne simplement le «savant» qui joue le rôle de maître et d'imam de la mosquée. Par imam, on désigne le directeur de la prière. N'importe quel musulman peut exercer cet office. Tout musulman qui a reçu une instruction est un fqih.

Le village comptait quelque quarante familles. Le savant homme mangeait chaque jour chez l'une d'entre elles; elles pourvoyaient tour à tour à ses repas. Il n'entrait dans une maison que lorsque l'homme était chez lui; dans le cas contraire, la femme lui préparait une assiette de nourriture qu'on lui remettait ensuite.

Un beau jour, ma mère m'envoya donc à lui, comme je l'ai déjà dit. Je n'avais aucune idée du comportement à adopter. Je m'approchai simplement du maître et lui dis que j'étais un nouvel élève. Il me regarda méchamment. «Va-t'en», dit-il, «tu es un rustre. Tu n'es pas fait pour apprendre à lire et à écrire et pour étudier le saint Coran.»

J'appris plus tard que sa fureur venait de ce que je ne lui avais pas apporté de cadeau. Je fus moi-même saisi à la fois de colère et de tristesse et concoctai, ainsi que ma mère me l'a raconté plus tard, un plan de vengeance. Lorsque revint le jour où ma famille devait pourvoir à son repas, ma mère m'envoya à la mosquée avec un paquet. On avait coutume de frapper à la porte de la mosquée, sur quoi le fqih tendait la main pour recevoir l'assiette sans jeter un coup d'oeil au-dehors, car le repas lui était en général apporté par des femmes. Sur le chemin de la mosquée, j'avais jeté le contenu de l'assiette et je l'avais remplacé par de la crotte. Le maître devint littéralement fou de rage et me jeta l'assiette à la tête pendant que je me hâtais de prendre le large. Il en résulta dans le village un énorme scandale.

Si on m'avait admis à l'école coranique, j'aurais pu me lier d'amitié avec les autres enfants, au lieu de quoi je dus travailler aux champs.

De toute mon enfance, je n'ai pour ainsi dire jamais joué, car je devais me lever de bon matin pour préparer le repas et nourrir les animaux. Nous possédions alors un vache et un mouton. Je n'ai jamais possédé l'ombre d'un jouet. Pardon, j'en ai eu un une fois. Alors que mon père creusait un jour un puits à proximité de notre maison, je vis comment il procédait. Il utilisait un frappe-devant et un tourniquet pour creuser des trous. Puis il y introduisait de la poudre à canon et une mèche. Un jour que j'étais seul à la maison, j'imitai mon père , mais je plaçai la poudre à canon et la mèche sous une grosse pierre. L'explosion s'entendit dans tout le village. Autant que je me souvienne, je n'ai jamais plus joué depuis.

Le village était très pauvre mais autarcique. Les gens y plantaient ce dont ils avaient besoin pour vivre et la faim y était inconnue. Tout le monde travaillait dur. Le climat de cette région est hostile et l'eau y était rare à cette époque déjà.

Mais si durement qu'ils dussent trimer pour assurer leur pain quotidien, les gens étaient libres et possédaient la dignité et la fierté que donne l'indépendance. Il n'y avait ni mendiants ni voleurs, et la criminalité était quasiment inexistante. Tout le monde appartenait à la même tribu; aucun étranger ne résidait dans le village. On épousait un homme ou une femme issu du même village ou, le cas échéant, du village voisin, mais jamais un étranger.

La vie des villageois était extrêmement marquée par la religion. L'islam était tout ce dont disposait l'individu pour répondre aux grandes questions de la vie. Si quelqu'un négligeait de prier régulièrement, tout le village en était aussitôt informé. Un tel manquement y est aujourd'hui encore considéré comme une infamie.

Depuis l'arrivée des Français, la puissance «séculière» siégeait à Tafraoute, car c'est là que résidait le chef qui représentait la puissance coloniale. Dix-sept kilomètres séparaient mon village de Tafraoute; un sentier y conduisait à travers la vallée, mais il n'existait pas encore de route. Il n'y avait pas plus de cinq kilomètres à vol d'oiseau. Le mercredi était jour de souk, c'est-à-dire de marché, à Tafraoute. Mais nous nous y rendions rarement, car il y avait à Tahala, qui ne se trouvait qu'à mi-chemin, un marché dominical.

Ces marchés jouaient aussi un rôle social important. On ne se rencontrait pas seulement pour conclure des affaires. Ces jours-là, on portait ses meilleurs habits, car on rencontrait des gens d'autres régions. On parlait «politique», on communiquait des nouvelles et propageait des rumeurs. C'est au cours d'un marché que mon père fur élu «shejk» (chef de tribu) en 1956. Chez nous Berbères, la dignité de chef n'était nullement héréditaire. On élisait le nouveau cheik. Mon père s'était battu contre les Français et, à Casablanca, il s'était intéressé à la politique et avait adhéré en 1953 à l'Istiqlal, parti de l'indépendance. C'est pourquoi les gens du village le révéraient. Lors de l'élection du marché, presque toutes les voix se portèrent sur lui et il devint chef de tribu («Amghar» en berbère). Les villageois me nommèrent alors «Ben Shejk», fils du cheik. C'est par cette voie que mon père devint représentant du pouvoir central de la tribu après l'accession du Maroc à l'indépendance.

Comme tous les villages berbères, le nôtre avait été de tout temps dirigé par une «djamâa». On désigne par là un groupe de douze hommes élus par les villageois et qui formaient une sorte de conseil. Ils se réunissaient aussi souvent que possible et discutaient des affaires du village. Il n'y avait pas de séances formelles; ils se retrouvaient simplement et s'installaient quelque part. En principe, n'importe quel homme pouvait assister à ces rencontres et la plupart de ceux qui le faisaient étaient des hommes d'âge respectable.

L'âge jouait un rôle important, car «les vieux sont plus sages que les jeunes» et ont leur prêtait une attendion plus grande. En raison de l'isolement du village, on discutait le plus souvent de questions pratiques, telles que, par exemple, la possibilité de construire un pont en commun ou la date du début de la récolte. Le terrain qui appartenait à un paysan ne constituait pas nécessairement un tout cohérent; on pouvait posséder une parcelle de terrain ici et là et il convenait de fixer à temps le moment propice aux semailles et à la récolte.

Mon père avait participé à la longue guerre contre les Français, qui voulaient soumettre les régions rurales du Maroc. Cette guerre s'étala sur plus de vingt-cinq ans. Ce n'est qu'au bout de ce laps de temps que les Français parvinrent à assujettir les campagnes. Mon père prit part en 1934 à la dernière bataille près d'Ait Abdallah. C'est alors que les Français triomphèrent; après quoi ils établirent une base militaire à Tafraoute.

La déception de nos combattants fut naturellement immense. Toute notre lutte reposait sur des principes islamiques. C'était une sorte de «jihad», devoir islamique de lutter contre l'injustice. «Jihad» signifie combat. On se méprend en général sur ce concept en Occident. On croit qu'il signifie «guerre sainte», mais cette explication est trop simple. Le mot dérive du verbe «jahada» («se donner du mal»). la jihad est un devoir islamique. C'est la lutte contre le mal et l'injustice; ce n'est pas,comme on se le figure en Occident, une «guerre sainte», mais une guerre au service de la justice, qu'un musulman a le devoir de protéger.

Le principe de justice est la pierre angulaire de l'islam. Il exige de chacun qu'il consente des efforts. On distingue la «grande» et la «petite» jihad. La grande jihad est la lutte contre le mal qui est en nous-mêmes. La petite jihad est la lutte contre le mal en dehors de nous mêmes, le mal dans la société ou dans le monde.

Quand les Français colonisèrent notre pays, la petite jihad fut proclamée contre eux, mais le mal, l'injustice eurent raison de nous. Ce fut pour tous les nôtres une déception indicible, un catastrophe de la pire espèce. Pourtant, le peuple n'abdiqua pas, mais poursuivit la résistance. L'islam lui procura force et énergie, de même que plus tard aux combattants afghans de la liberté contre les Soviétiques ou aujourd'hui encore aux Palestiniens.

La résistance à la colonisation était pour nous chose essentielle. Le colonialisme auquel nous nous heurtions n'était qu'une partie du système colonialiste, qui frappait quasiment l'ensemble du monde islamique et survit aujourd'hui encore sous des formes diverses : indirectement, par exemple, au Maroc, directement en Palestine et au Liban.

En 1936, un fqih, un guide religieux donc, attaqua une garnison française de l'Atlas avec mille hommes. Dieu sera à nos côtés, disait-il, nous n'avons pas besoin d'armes. Bien entendu, les Français abattirent les attaquants ou les firent prisonniers. Le peuple comprit alors qu'on n'affronte pas les conquérants et les colonialistes à mains nues.

On ne possédait alors que des armes anciennes : couteaux, épées, une poignée d'antiques fusils. L'ennemi disposait d'un arsenal ultra-moderne. La technologie occidentale avait vaincu notre mentalité arriérée, pas notre foi ou nos idéaux. Cette supériorité technologique fonde toute la supériorité d'Israël et du monde occidental sur le monde islamique et le tiers-monde en général.

Avant l'ère française, toute la jurispridence du village relevait des douze hommes qui composaient la djamâa. L'islam offrait pour toute situation des précédents et des règles. Quand les hommes avaient pris une décision, cette dernière se répandait de bouche en bouche à travers le village. On ne mettait rien par écrit. On pouvait parler là d'une sorte de démocratie directe d'hommes libres, système caractéristique des sociétés berbères.

Tout alla bien aussi longtemps que les villages furent isolés et qu'il n'exista pas de puvoir central. Après l'installation des Français, le conseil du village ou djamâa n'eut plus à s'occuper que de questions quotidiennes purement pratiques, le pouvoir effectif étant aux mains des Français, qui décidaient aussi de toutes les questions juridiques importantes. Cet état de fait engendra le mécontentement des Berbères, qui jugeaient cette intrusion contraire aux lois islamiques. Les colonialistes tranchaient désormais des problèmes de droit civil et familial, qui étaient pour les villageois de toute première importance, et dont les Français ne connaissaient pas le contexte.

Les gens du village s'élevaient aussi contre le fait que les Français cherchaient à jouer les Berbères et les Arabes les uns contre les autres. Il existe bien au Maroc une opposition entre campagnards et citadins, mais nullement entre Berbères et Arabes. Pour le Marocain moyen, «arabe» et «musulman» sont synonymes. Il ne peuvent pas comprendre qu'on puisse être arabe sans être musulman. Il n'est pas permis de traduire le Coran, ni de prier en langue berbère. L'arabe est la langue du Coran, langue sacrée par conséquent. Quand ma mère voit sur le sol un papier écrit en arabe, elle en est toute retournée, car une langue sacrée ne doit pas traîner dans la boue. Pour elle, donc, il n'y a aucune différence entre «arabe» et «musulman».

Il n'y avait rien dans notre région, avant l'ère coloniale, qui ressemblât à la corruption institutionnalisée. Il existait naturellement des injustices, mais nous les éliminions nous-mêmes, et celui qui causait du tort à autrui risquait, dans le pire des cas, la mort. C'est de là que le principe de la vendetta tire son origine : si tu as tué un homme, il est normal que tu le paies de ta propre vie.

Les autorités d'occupation instituèrent la collaboration avec des traîtres, qui pouvaient agir à leur guise, selon leur fantaisie, sans avoir à rendre compte de leurs actes. L'injustice et la corruption furent couvertes par des lois nouvelles, par l'Etat et par la police. L'ordre qui régnait avant la colonisation fut remplacé par une sorte d'anarchie organisée. Certains pouvaient assassiner, s'adonner à la corruption, abuser sans vergogne de leur pouvoir et se comporter selon leur bon plaisir sans risquer aucune punition. Ils avaient pour eux la «loi» et le pouvoir politique.

Auparavant, nous étions tous plus ou moins égaux dans la pauvreté, mais dès lors qu'un petit nombre put accéder à la richesse grâce à la corruption ou en trafiquant dans les villes, le fossé social entre pauvres et riches alla grandissant. Citons l'exemple d'un nouveau riche nommé Bouhdar qui vivait à Tahala au début des années cinquante. Il accumula, grâce à la spéculation, d'énormes sommes d'argent, fut mêlé à toutes les affaires de corruption possibles et offrit au commandant militaire une auto luxueuse. En échange, il obtint du pouvoir militaire français la permission d'agir à son gré. Il était devenu collaborateur.

A l'heure où j'écris ce livre, cet homme est toujours en vie. Il n'a pas changé et s'est simplement mis au service des autorités néo-colonialistes du «nouveau» Maroc formellement indépendant. Avant de se retirer, les Français ont abandonné le pouvoir à la clique de traîtres qui gouverne le pays de nos jours. Nous haïssions les traîtres comme ce Boudhar.

Après que les Français eurent gagné la guerre, nous ne vîmes pas trop souvent leurs agents. Il ne vivait dans notre région qu'un seul officier français, commandant militaire de l'armée d'occupation de Tafraoute, qui cumulait les fonctions de gouverneur et de chef d'un bataillon de mercenaires marocains. Mais cette guerre perdue de vingt-cinq ans avait lassé le peuple. Le pessimisme, le découragement et le désespoir allèrent croissant et les traîtres se servirent de cet état d'esprit. Le peuple considérait le Sultan protégé par les colonialistes comme un traître.

Les Français savaient naturellement fort bien que nos régions de montagnes avaient été isolées et autonomes, et qu'elle n'avaient pas grand-chose à voir avec le reste corrompu du pays. Ils entreprirent alors d'utiliser cette situation à leurs propres fins, en associant les Berbères à l'invasion culturelle française. Les Français décidèrent d'instituer d'«authentiques» écoles françaises et proclamèrent la scolarité obligatoire pour tous les enfants.

Leur intention était d'inculquer le français aux enfants berbères. De la sorte, on créerait une fissure entre les Berbères francophones de la campagne et les Arabes arabophones dela ville, mais aussi un fossé entre les Berbères et leurs enfants élevés dans la langue française. A l'époque de ma jeunesse, personne ne savait l'arabe dans notre village, à l'exception du fqih.

Lorsque les Français bâtirent une école à Tafraoute vers1951 ou 1952, l'événement suscita une frayeur terrible. Le bruit se répandit comme l'éclair que les Français voulaient voler les enfants. On voulait dire par là, naturellement, qu'ils voulaient les éloigner de leurs parents sur le plan culturel, mais beaucoup prétendirent qu'ils voulaient littéralement enlever les enfants à leurs parents.

C'est pourquoi, une nuit, ma mère prit secrètement la route avec moi. Je me souviens qu'elle me portait sur ses épaules et que les cheveux de sa nuque me démangeaient l'intérieur des cuisses - les femmes avaient l'habitude de ses raser la nuque.

A l'abri de l'obscurité, ma mère me conduisit dans un village situé à huit kilomètres de notre lieu d'origine. De là, un bus gagnait Casablanca. Elle confia à un ami de mon père le soin de m'emmener : les cours de l'école française devaient commencer le lendemain.

Je ne fus nullement le seul enfant à quitter ainsi clandestinement son village. Il en alla de même dans beaucoup de villages voisins, où les gens se refusaient aussi à envoyer leurs enfants à l'école française.

C'est ainsi qu'on m'expédia pour la première fois à Casablanca. Au lieu de fréquenter l'école, j'allais devoir, petit enfant, travailler dans le commerce de mon père. C'était en 1952. J'avais alors cinq ou six ans.

Quand les premiers soldats français furent envoyés au Maroc pour y fonder un «protectorat», ils accostèrent près d'Anfa, hameau de pêcheurs situé sur la côte atlantique marocaine. Soixante ans plus tard, le hameau de pêcheurs était la quatrième ville du continent africain. En 1968, un Marocain sur dix vivait à Casablanca, métropole en plein développement qui, comme tant d'autres grandes villes du tiers-monde, absorbe littéralement la population rurale.

Casablanca est donc une ville jeune qui ne ressemble à aucune autre ville du Maroc mais présente au contraire un caractère tout à fait particulier. Le centre où se trouvent les grands hôtels et magasins pourrait appartenir à n'importe quelle autre ville du bassin méditerranéen : on n'y trouve presque rien d'authentiquement marocain. La physionomie de la ville est caractérisée par des édifices de dix à quinze étages construits à l'époque de l'essor économique qui a suivi la deuxième guerre mondiale.

De nos jours, ces bâtiments bordent la large Rue des Forces Armées Royales qui va jusqu'à la Place Mohammed V - son nom était naguère Place de France. De l'autre côté du grand marché s'étend l'ancienne Medina (ce qui signifie «ville» en arabe). A l'arrivée des Français elle comptait environ vingt mille âmes. Aujourd'hui, soixante-dix ans plus tard, pas loin de trois millions d'habitants s'entassent sur la même surface.

Au début, la ville s'étendit dans toutes les directions à partir de la Place de France. Les Européens habitaient le centre. A l'époque coloniale, un district, celui de Maârif, était occupé principalement par des Espagnols. Vers 1930, les Marocains obtinrent la permission de s'établir dans une nouvelle zone «européenne», la Nouvelle Medina, dont la population alla croissant jusqu'en 1960, pour atteindre le chiffre de cent quatre-vingt cinq mille habitants.

La plupart des habitants de ces nouveaux quartiers se recrutaient dans la classe moyenne marocaine, qui englobe presque tous les Marocains qui gagnent leur vie : ouvriers, fonctionnaires, employés de bureau, enseignants et propriétaires de magasins. C'est dans ces quartiers que les mouvements nartionalistes des villes sortirent de terre et recrutèrent leurs premiers partisans.

Peut-être les Français pensaient-ils que l'érection de la Nouvelle Medina leur permettrait d'isoler les indigènes des Européens établis dans le centre, mais ce fut un mauvais calcul. Quand ces quartiers se transformèrent en citadelles de la guérilla urbaine, les autorités françaises eurent toutes les peines du monde à pénétrer dans les bases des résistants.

De même, la croissance rapide, illégale et incontrôlable des bidonvilles des banlieues constituait pour les Français un casse-tête de plus en plus douloureux. Ces quartiers misérables commencèrent à sortir de terre au cours des années vingt, et, dans les années trente, ils se mirent à foisonner comme des métastases. Le mot français de «bidonville» vient de «bidon» au sens de «boîte en fer-blanc». L'essentiel du matériel de construction provenait en effet de boîtes de conserves qu'on aplatissait et utilisait ensuite à la construction des murs et des toits. Les deux bidonvilles les plus grands de Casablanca sont les Carrières Centrales (cinquante-neuf mille habitants en 1959) et Ben M'sik (quatre-vingt dix-sept mille habitants en 1959).

D'autres bidonvilles poussèrent comme des champignons partout où un propriétaire foncier était disposé à louer du terrain, ou sur tout terrain vague rencontré par les nouveaux habitants de la ville. Les autorités communales n'ont jamais reconnu d'existence juridique à ces quartiers et pas un seul propriétaire de cabane en fer-blanc ne se risque donc à tranformer celle-ci en habitation permanente ordinaire - par crainte que les autorités n'envoient un jour les bulldozers raser tout le bidonville. Pas loin de 30% des habitants de Casablanca gîtent dans ces bidonvilles. Ces ghettos dévoreront peut-être un jour la ville entière. Il y existe une subculture dans laquelle les gens vivent depuis des décennies, très isolés de la ville et de ses habitants.

Les habitants de ces bidonvilles sont hostiles aux autorités, sans pour autant envisager de se défendre, du fait qu'ils sont si incroyablement vulnérables et qu'ils ont tant à perdre. A leur idée, la ville vaut toujours mieux que le village, avec ou sans travail. Ils ne veulent à aucun prix retourner dans les régions appauvries dont ils sont issus.

On peut dire que leur vie entière est soumise au contrôle des autorités : autorisation de séjour dans le ghetto, permis de travail, carte d'identité, permission d'envoyer leurs enfants à l'école, et j'en passe. Ils doivent se montrer extrêmement prudents pour ne pas mettre en péril le peu que leur offre la ville.

La lutte pour la survie est à ce point meurtrière dans ces quartiers misérables qu'aucun «extrémisme politique» ne peut s'y implanter. Les ventres creux ne se risquent que rarement à exprimer de la sympathie pour les solutions radicales, surtout quand celles-ci se fondent sur des idées importées de l'étranger. Ils ne peuvent pas se permettre d'être révolutionnaires. D'un autre côté, des explosions de haine et de terreur peuvent se produire dans ces bidonvilles le jour où les ventres creux n'auront plus rien à perdre. C'est ce qui s'est produit à Casablanca en 1965.

«L'homme ne vit pas seulement de pain », dit bibliquement l'un des protagonistes d'un roman - en français - de l'écrivain marocain Driss Charibis.

Il pouvait s'autoriser l'expression. Bien sûr, ce n'était qu'une image, mais il pouvait se la permettre. Les socialistes pouvaient s'offrir le luxe de réclamer plus que du pain. Dans les bidonvilles, il n'y avait pas de pain. Pas même quelques miettes.

Il n'y avait rien d'autre que des opprimés, des déracinés, qui pouvaient survivre avec un peu de chance, mais rien d'autre. Et les enfants, ces ribambelles d'enfants déjà debout avant le lever du soleil, nus, le ventre boursouflé par la faim et les yeux immenses, qui fouillaient les immondices en quête d'un peu de nourriture. La découverte de quelques miettes était un don de Dieu. En lieu et place, ils trouvaient des tracts politiques.

Ils ramenaient chez eux des trachomes et des staphylocoques, et manifestaient cette soumission à la volonté de Dieu que leur avait inculquée l'idéologie des adultes. Dans ces quartiers, les enfants et ceux qui attendent le retour des enfants n'ont qu'un seul but : pouvoir dire un jour qu'ils ont eu assez de pain pour vivre.

Quand on ne trouvait pas de pain, on pouvait trouver des déchets dont la société n'avait pas eu l'usage : des boîtes de conserve rouillées et de vieux cartons pourris. Les cartons servaient à fabriquer des murs et les boîtes écrasées des toits. Mais tous ces morts vivants attendaient une idéologie révolutionnaire qui les métatmorphoserait en guerriers. Assis devant leurs misérables cahutes, ils voyaient le soleil se lever à l'est et se coucher à l'ouest, entendaient les criailleries de la radio qui les inondait de mysticisme et de statistiques, de normes de production, d'hymnes et de publicités diverses pour des marchandises qui leur étaient aussi inaccessibles que le soleil.

A la campagne, la résistance contre le colonialisme était menée sur tous les fronts : politique, culturel et aussi armé. Les nationalistes des villes répandaient leurs idées, fondaient des partis, des journaux, des syndicats, et se livraient à la propagande idéologique. La résistance y revêtait des formes civiles «modernes» et subissait l'influence de la mentalité occidentale. En 1934, les Souassa de l'Atlas déposèrent les armes pour poursuivre la résistance sous d'autres formes et nombre d'entre eux participèrent à la première grande grève industrielle de 1936. Casablanca, ville presque entièrement édifiée par des migrants, parmi lesquels les Berbères du Haut-Atlas et de l'Anti-Atlas étaient fortement représentés, devint alors la base d'opérations principale des Souassa. Et comme Casablanca était le centre commercial et industriel du pays, son évolution politique donnait le ton à celle du Maroc tout entier.

Ma mère me fit donc prendre le bus pour Casablanca où mon père travaillait. Quelque temps plus tard, mon père rentra à Tafraoute, mais je restai en arrière et travaillai dans différents magasins d'alimentation, pour toutes sortes de gens que mon père ne connaissait pas.

J'avais cinq ou six ans et on me traitait comme un esclave. On m'arrachait au sommeil à quatre heures du matin. Je devais mettre en ordre le magasin, puis livrer journaux ou lait à des gens qui habitaient les quartiers les plus huppés de la ville. Je devait soulever des objets plus lourds que moi. Pendant un certain temps, je fus employé dans un magasin qui vendait des produits chimiques destinés à la teinture des textiles. A force de respirer des produits chimiques, je fus atteint dans mes voies respiratoires et mes poumons. Je fus alors licencié. Je ne gagnais pour ainsi dire rien et ne travaillais que pour manger.

Je fus un enfant cruellement traité. Les marchands berbères les tout premiers, et parfois même les membres de ma propre tribu, m'exploitaient de la pire façon et je devais trimer jour et nuit comme un esclave. Je travaillais et habitais au magasin. Je dormais sous le comptoir.

En 1956 survint alors l'«indépendance». Mes parents séjournaient à Tafraoute, alors que j'habitais Casablanca chez mon frère Mohamed qui, déjà adolescent, avait ouvert un petit commerce. Mais, quelques mois plus tard, il regagna lui aussi Tafraoute et je dus travailler chez d'autres gens.

J'occupai mon dernier emploi d'enfant dans une famille juive qui possédait un magasin d'alimentation à Casablanca et s'apprêtait à émigrer en Israël ou au Canada. Il envoyèrent une fille en Israël et un fils au Canada pour tâter le terrain. C'est chez eux que je découvris combien les juifs sont haineux et racistes envers les musulmans et les chrétiens. Je n'avais pas le droit de manger à leur table. Ils ne considéraient pas les non-juifs comme des êtres humains.

C'est à cette époque que je me mis en tête d'aller à l'école pour m'instruire, et je demandai à un cousin de me ramener au village. Mon père en conçut une violente colère. Il voulait absolument que je fisse une carrière d'«homme d'affaires» comme tous ceux de notre région. La voie vers une telle carrière consistait à travailler, enfant déjà, dans un commerce. «Tu me parais un drôle d'oiseau», fulmina-t-il. Mais je voulais aller à l'école à tout prix, bien qu'il eût décidé que, au village ou en ville, je devais travailler et ne jamais mettre les pieds dans une salle de classe.

Sans demander à mon père sa permission, je parcourus alors quelque quinze kilomètres à pied pour gagner Tafraoute et rendre visite au gouverneur, au Caïd, chef de l'administration du district de Tafraoute. Son nom était Hadj Ahmed Ougdourt. Il était unique en son genre au Maroc. Plus de quatre vingts mille personnes dépendaient de Hadj Ahmed Ougdourt; en tant que cheik, mon père était lui aussi son subordonné. Je me rendis donc chez cet homme et lui dit que je voulais aller à l'école mais que mon père s'y opposait.

Hadj Ahmed Ougdourt était quasiment analphabète. Cependant, les bruits les plus extravagants couraient sur sa vie, des bruits fabuleux. Il s'était montré si récalcitrant durant l'époque coloniale qu'on l'avait mis sous les verrous à Tafraoute. En réalité, il était issu de la tribu des Issy qui vivait à trois lieues de Tafraoute, et avait possédé précédemment un petit commerce à Rabat. En prison, il s'était conduit fièrement et hautainement à l'égard du chef français, le «Qbtann», comme on l'appelait - c'était le gouverneur militaire de Tafraoute. On racontait que, prisonnier, Hadj Ahmed Ougdourt avait dit à ce chef : «Quand mon pays sera libre, c'est moi qui serai chef à ta place ici !»

Très rares étaient alors ceux qui osaient espérer que le Maroc accéderait un jour ou l'autre à l'indépendance. Le peuple était à ce point découragé et la force militaire des Français si grande que seuls quelques-uns croyaient au fond d'eux-mêmes à une victoire sur l'oppresseur, mais Hadj Ahmed Ougdourt en faisait partie. Son unique idéologie, son unique force était la foi au Coran. Celui qui ne reconnaît pas de force supérieure vit souvent selon la loi de la jungle. Mais pour un musulman pieux, la force doit s'appuyer sur la justice et la justice doit être forte, afin qu'on puisse créer un monde plus humain.

Lorsque l'indépendance devint effective, on libéra cet homme et le nouveau gouverneur marocain le nomma caïd de Tafraoute. Ce n'était pas un conformiste, c'était par nature un original, un adversaire de toute injustice et un ennemi acharné de toute corruption.

Il mobilisa aussitôt la population pour construire une école dans chaque village et des routes entre les villages, et fit planter des milliers d'oliviers. C'est même à son initiative que fut créée la première coopérative de la région. Il veilla à la réalisation de tout cela sans avoir reçu d'ordres de l'autorité supérieure. Tous ces bienfaits naquirent de son initiative.

Il s'avéra qu'en leur accordant l'«indépendance» les Français avaient trompé les Marocains. Ils avaient transmis le pouvoir au sultan, mais continuaient à tirer les ficelles en coulisse, et lui fournissaient des officiers formés en France et qui avaient aussi servi dans l'armée française - des hommes comme Oufkir et Dlimi, par exemple - , avec toute une armée issue directement de l'armée française. La police se recrutait principalement parmi les traîtres et les collaborateurs qui avaient été les suppôts des colonialistes français et s'installaient désormais aux postes de commande.

Le caïd de Tafraoute, résistant déclaré à la puissance coloniale, était peut-être la seule exception du Maroc. On disait de lui qu'il dansait sur une autre musique que celle du sultan. Il nous montrait comment les choses se seraient passées si nous avions acquis une indépendance authentique. Il avait le don de mobiliser spontanément le peuple et savait persuader les gens de se porter volontaires pour construire des écoles ou des routes sans qu'il fût besoin d'une administration ou d'un budget. La construction terminée, il envoyait une lettre au ministère de l'éducation de Rabat et lui faisait savoir qu'il y avait désormais à tel et tel endroit une école et même des maîtres.

Les procédés autoritaires du caïd choquaient et inquiétaient aussi bien les autorités provinciales d'Agadir que les autorités centrales de Rabat. Il commettait l'erreur de prendre au pied de la lettre le mot «indépendance». Il construisit aussi un grand foyer pour orphelins et enfants pauvres, et fit même aménager une école pour les enfants qui ne pouvaient pas fréquenter les écoles officielles. Il s'y présenta trois cents élèves.

Je fus un des enfants qui, grâce à ce foyer et à l'école construite par Hadj Ahmed, purent suivre des cours. Enfant, je voyais en lui un modèle et un héros. Il possédait un sentiment profond de la justice et un sens de la démocratie et des droits de l'homme qui se manifestait non seulement dans ses paroles, mais aussi dans ses actes.

Hadj Ahmed fonda en outre à Tafraoute une coopérative, une fabrique de tapis où des douzaines de femmes trouvèrent du travail. On n'avait encore jamais vu pareille chose dans notre région. Nous n'avions jamais eu non plus de bibliothèque, mais il veilla à nous en fournir une. Il fit même construire les premières toilettes publiques, au centre de Tafraoute, sur la place du marché du Souk Larbâa. Les gens de l'endroit n'avaient jamais vu quelque chose qui ressemblât à des toilettes modernes. Ils assouvissaient leurs besoins quelque part à l'air libre, mais ils se rendirent alors en foule aux toilettes flambant neuves.

C'était un mercredi et jour de marché. Lors de l'inauguration de l'édicule, le caïd fit un discours. Peu après, on remarqua que les gens se soulageaient partout sur le sol mais pas dans les trous pratiqués à cet effet. Aussi, le jour de marché suivant, le caïd fit-il à nouveau assembler la foule et prononça-t-il derechef une allocution. Homme profondément religieux, il commença comme d'habitude ses exhortations en glorifiant Dieu. Puis il continua : «Pourquoi ne placez-vous pas vos trous sur les trous des toilettes ?» Il poursuivit furieux : «Dieu puisse-t-il vous montrer la voie !» et s'en fut.

Le caïd plaça à la tête de la nouvelle bibliothèque du centre de Tafraoute un fqih d'une cinquantaine d'années. Celui-ci n'avait de sa vie lu d'autre livre que le Coran. Il s'appelait Sidi Mahfoud. La lecture des nouveaux livres de la bibliothèque ébranla fortement sa foi jusqu'alors solide. Il était incapable de répondre aux nombreuses questions épineuses des lecteurs de la bibliothèque. Les journaux à disposition faisaient état des satellites russes envoyés vers la lune et du voyage de Gagarine dans l'espace. Tout cela finit par dépasser les facultés intellectuelles de Sidi Mahfoud. Au bout de quelques mois, il perdit la tête.

Un jour de marché, il rassembla plusieurs centaines de personnes à l'extérieur de la bibliothèque, pour prononcer un discours «important». Il fit savoir à ses auditeurs étonnés que, la nuit précédente, «avec l'aide de Dieu», il s'était envolé dans l'univers et vers la lune, et qu'il y avait rencontré notamment le démon («djinn») Jamharosh.

Le caïd Hadj Ahmed n'aimait pas les charlatans, eussent-ils perdu la tête. Il fit arrêter et enfermer Sidi Mahfoud pendant deux jours en le sommant de faire venir Jamharosh du cosmos pour libérer son astronaute. Puis le vaillant cosmonaute fut confié aux soins d'une clinique psychiatrique d'Agadir. La bibliothèque fut fermée deux mois. Après sa réouverture - avec un nouveau directeur - nombreux furent ceux qui ne s'y risquaient plus, par crainte du démon que Sidi Mahfoud avait rencontré.

Hadj Ahmed était un homme absolument original et le bien qu'il a fait aux gens de la région est proprement incommensurable. Il réalisa une véritable révolution culturelle. Il traitait dédaigneusement les anciens collaborateurs de la puissance coloniale de «traîtres à la cause du peuple» et de «néo-colonialistes». Ils ne reçurent de lui aucun privilège, contrairement à ce qui se passait ailleurs, mais durent faire la queue comme n'importe qui quand ils lui demandaient audience. Pareil traitement ne fut nullement du goût de ces messieurs, car il était unique dans le pays. Les riches étaient habitués à pouvoir tout acheter, y compris les fonctionnaires.

Partout ailleurs au Maroc, l'«indépendance» tourna à la farce, avorta en quelque sorte. Le roi Mohamed V était le cheval de Troie des Français. Les traîtres et les néo-colonialistes remplacèrent les maîtres français. On aurait dit que les Français avaient simplement dépouillé leurs vêtements européens pour revêtir en lieu et place la «djebella», costume national marocain. Les fonctionnaires de la police, par exemple, restaient ceux-là même qui, par le passé, avaient complaisamment servi les Français.

Toutes les organisations de résistance nées de la lutte contre les Français furent progressivement dissoutes et beaucoup de leurs membres se retrouvèrent derrière les barreaux. Le Coran dit avec raison : «Quand les rois prennent le pouvoir dans un pays, ils le corrompent et le détruisent et transforment ses hommes libres en esclaves. C'est ce qu'ils font en vérité.» L'actuelle monarchie marocaine a été mise en place par le colonialisme, non par le peuple marocain. De toute façon, l'islam interdit le régime monarchique.

Le caïd de Tafraoute, Hadj Ahmed, put exercer son activité quatre ans, de 1956 à 1960, avant d'être mis à pied par le gouverneur d'Agadir, sur ordre du roi. Un an plus tard, il fut assassiné par des agents du monarque, parce qu'il avait refusé de s'intégrer dans le système corrompu. Le caïd était membre de l'orchestre, mais il troublait la symphonie en jouant à son rythme personnel. C'est pourquoi il fut relevé de ses fonctions et remplacé par le pantin Abdelaziz qui avait été secrétaire du gouverneur militaire français de l'époque coloniale. C'était donc le type même du traître et un pur produit du colonialisme ancien et nouveau.

C'est au caïd Hadj Ahmed, qui croyait à la démocratie islamique («shora»), que mon père dut son élection à la fonction de cheik de la tribu des Tahalas. Dans le reste du pays, les cheiks n'étaient pas élus mais désignés par les gouverneurs de provinces. Un dimanche de janvier 1956, jour de marché, le caïd rassembla les membres de la tribu des Tahalas au marché du souk Lhad pour qu'ils élisent leur cheik. C'est mon père qui fut choisi parmi de nombreux candidats. Lorsque, début 1958, il refusa de me laisser aller à l'école, je me rendis donc, comme je l'ai dit plus haut, chez le caïd.

Je n'étais qu'un petit enfant, mais il me reçut. L'un des boutons de ma chemise était différent des autres. Le caïd était tâtillon et perfectionniste. Il blâmait tout ce qui ne trouvait pas grâce à ses yeux et qu'il voulait réformer. «Qui donc a cousu ce bouton ?», me demanda-t-il. «C'est moi, je n'ai pas trouvé de bouton assorti», répondis-je. «Alors il te faut en chercher un. Il faut tout faire convenablement, ainsi que l'a ordonné le prophète. Tout ce qui mérite d'être fait doit être fait correctement et avec soin.» Il me donna un opuscule contenant un choix de paroles du prophète («hadith») et poursuivit : «Il ne suffit pas de lire et de réfléchir, il faut aussi agir comme le prophète Mahomet.» Le caïd me parlait comme à un adulte. «Il va de soi que je vais t'envoyer à l'école», dit-il. «Tu pourras loger gratuitement à l'orphelinat.» Il m'inscrivit à l'école. Mon père n'en fut pas peu fâché, mais il ne pouvait rien faire contre une décision venue de son supérieur.

Je devais avoir onze ou douze ans, soit plusieurs années de plus que les autres élèves. Je n'avais pas de véritable sac d'école, mais un simple sac tressé semblable à ceux que les femmes utilisent pour faire leur marché. Je travaillais jour et nuit. Je m'étais acheté des bougies stéariques afin de pouvoir continuer à m'instruire après l'extinction des feux, qui avait lieu à dix heures du soir. A l'aide de deux cartons et de ma couverture, je construisais autour de mon lit une sorte de tente dans lquelle je pouvais étudier à loisir.

Nous devions sortir du lit à quatre heures du matin. Un ancien sous-officier de l'armée française était responsable de la discipline de l'internat et réglait l'ordonnance de nos journées avec une précision militaire. Au lever, nous devions nous laver à l'eau glacée avant le petit-déjeuner, puis venait la prière du matin. Certains élèves n'aimaient pas se laver en hiver, à cause du froid, et se contentaient de faire semblant. Un jour, le caïd pénétra inopinément dans la mosquée à quatre heures et demie du matin et s'aperçut que quelques-uns des enfants portaient leur chaussures, ce qui est interdit dans une mosquée. Il fut très irrité contre nous. Mais c'était une homme fantastique à qui j'étais infiniment attaché.

Au bout de quelques semaines en première seulement, je fus autorisé, en raison de mon zèle infatigable, de mes connaissances préliminaires et de mon âge, à passer directement en troisième. Trois mois plus tard déjà, je me retrouvais en quatrième et dernière année.

A cette époque, soit fin 1958, le ministre de l'éducation s'appelait Mohammed el-Fassi. Il appartenait au parti Istqlal et c'était un homme très convenable. El-Fassi était favorable à une arabisation rapide de l'enseignement et avait décidé que les enfants devaient suivre les cours d'histoire et de géographie marocaine en arabe et non plus en français comme par le passé.

Le seul ennnui, c'était qu'il n'y avait pas de maîtres arabophones pour enseigner ces branches. Les maîtres de religion des mosquées n'avaient jamais étudié l'histoire ou la géographie ni reçu de formation pédagogique dans ces disciplines. Comment auraient-ils pu les enseigner copnvenablement ? Ils n'avaient pas la moindre notion d'histoire et de géographie. Leur pédagogie consistait à faire répéter indéfiniment aux élèves ce qu'ils avaient dit précédemment du haut de leur pupitre.

Mon premier maître de géographie s'appelait Hadj Mohamed. Il venait d'un village situé à cinq kilomètres de Tafraoute. En dépit de sa mauvaise vue, il se refusait absolument à porter des lunettes, car il rejetait tout ce qui n'était pas création de Dieu. Il désapprouvait absolument, par exemple, l'usage du bus, et préférait se rendre à l'école perché sur une créature de Dieu, en l'occurrence un âne. Il parcourait chaque jour à dos d'âne les cinq kilomètres qui le séparaient de l'école. Il suspendait au tableau une carte du Maroc et disait simplement : «Voici le Maroc, répétez tous, voici le Maroc. Voici Casablanca, répétez après moi, voici Casablanca. C'est ainsi que Dieu a créé le Maroc, répétez-le tous trois fois.» Et ainsi de suite. Nous répétions comme des perroquets tout ce que nous soufflait le maître. Pendant les récréations, nous taquinions son âne. Mais un beau jour, il vint à l'école sans son âne et nous apprîmes qu'il s'était marié et que sa femme lui avait fixé un ultimatum : l'âne ou moi ! Elle était plus jeune que lui et c'était une femme émancipée. Un mois plus tard à peu près, il revint à l'école sur sa monture. Il avait opté pour l'âne et divorcé.

Je ne fréquentai cette école que deux ans au lieu des quatre ans habituels. On me remit une attestation qui prouvait que j'avais terminé l'école primaire marocaine et que je pouvais poursuivre ma formation. Il n'y avait pas de lycée à Tafraoute. Le lycée le plus proche se trouvait à Tiznit, à quatre-vingts kilomètres plus au nord, et si le séjour en internat y était payant, les cours eux-mêmes étaient gratuits.

Je pus donc fréquenter le lycée. Celui-ci durait six ans et se subdivisait en deux degrés. Le premier degré de trois ans, ou école secondaire, était couronné d'un brevet; le second, ou cours complémentaire, qui durait également trois ans, conduisait au baccalauréat. Il n'y avait à Tiznit que le premier degré. Pour suivre le second, il fallait se rendre à Agadir, à cent cinquante kilomètres au nord de Tafraoute, ou à Casablanca, à sept cents kilomètres plus au nord.

Mon père continuait à s'opposer unguibus et rostro à ce que je fréquente l'école, mais je m'adressai à nouveau au caïd qui se déclara prêt à payer les quatre cents dirhams trimestriels que coûtait l'internat de Tiznit. C'était pour l'époque une somme énorme et il la payait de sa propre poche. Il m'envoyait tous les mois une lettre dans laquelle il m'exhortait à étudier avec beaucoup d'assiduité.

A la fin de ma première année scolaire à Tiznit, le caïd fut révoqué. Comment allais-je dès lors poursuivre ma formation ? Le recteur, un Français malfaisant et brutal du nom de Pruvost, me dit que la seule possibilité d'obtenir une bourse consistait à signer un contrat par lequel je m'engageais à devenir instituteur après achèvement des trois premières années de lycée. Mais cela impliquait que je ne pourrais pas suivre les trois années supérieures du lycée et que je devrais donc renoncer au baccalauréat. Je repoussai cette proposition, mais il se fâcha et me contraignit à l'accepter.

Mon idée n'était nullement d'instruire des bambins. Je voulais suivre les traces de Nasser et, comme lui, me battre pour la liberté et lutter contre les injustices sociales en abattant la monarchie. Je signai donc le contrat comme on l'exigeait de moi, bien résolu toutefois, dans le secret de mon coeur, à tourner le dos à l'école de Tiznit le moment venu.

Toute l'injustice que j'avais vécue enfant m'avait précocement mûri. Ma conscience politique s'était éveillée inhabituellement et je pris dès l'époque de ma scolarité à Tiznit une position politique tout à fait claire. Ce n'est pas dans les livres que j'avais découvert les injustices sociales, je les avais subies dans ma chair.

J'ai déjà mentionné que Hadj Ahmed fut relevé de sa fonction à la fin de ma première année au lycée de Tiznit. Il mourut quelques années plus tard dans des circonstances obscures, dans son villag d'Issy, à quarante kilomètres au sud de Tafraoute. La rumeur publique attribua ce meurtre aux agents du roi. Sur le plan local, Hadj Ahmed m'avait apporté la preuve qu'il est possible de s'engager activement en faveur de la justice sociale et de la démocratie.

Mais en ce qui concerne la politique nationale et internationale, mon modèle était Nasser. Il avait prouvé par ses actes qu'il est possible de triompher du colonialisme et du néo-colonialisme et de briser la monarchie, fer de lance d'un système pourri et tyrannique. Les partis politiques du Maroc font partie de ce système. Il ont à leur tête une élite corrompue, colonisée et pervertie jusque sur le plan culturel et intellectuel. Lorsque j'écoutais à Tafraoute les discours politiques radiodiffusés de Nasser dans l'émission du Caire «Voix des Arabes», je sentais que cet homme exprimait mes idées, que son rêve était aussi le mien et qu'il était le chef né des Arabes et des musulmans. A cette époque déjà, je sentais que, quoique encore enfant, je devais lutter avec Nasser pour une société plus juste et pour un avenir meilleur, donc pour un monde nouveau.

Mais comment ? Je devais, pensais-je, commencer par acquérir une instruction solide, comme Nasser, mon idole et mon guide. Mais la fréquentation du lycée de Tiznit me permettant tout juste de devenir instituteur, mes chances de réaliser mon rêve et de m'engager à fond en faveur de ma patrie s'en trouvaient sensiblement amoindries.

Je me sens citoyen du monde. Je suis contre le nationalisme borné, particulièrement quand il est agressif et raciste. Le nationalisme est une arme nécessaire à la lutte pour la libération de son pays ou de son peuple, mais on devrait ensuite le passer par-dessus bord. Le nationalisme agressif et raciste qui a constitué en Europe la base du chauvinisme, de l'expansionnisme et de la haine raciale est une injure à la nature et une ignominie.

Mon admiration pour le combat que menait Nasser en Egypte me conduisit à triompher de bonne heure d'un nationalisme étroitement marocain. Cette attitude m'a permis de ne pas me sentir étranger lorsque je suis venu en Suède par la suite. Je suis au tout premier chef un homme, et c'est à la lutte en faveur de l'homme qu'est vouée toute mon existence.

Comme je ne pouvais pas discuter raisonnablement avec le recteur despotique qui voulait limiter à trois ans ma fréquentation du lycée, je décidai dans le plus grand secret de tenter un petit coup. Ce recteur français était un personnage parfaitement antipathique, qui battait les enfants sans pitié. J'allais jouer un tour à cet individu. Mais il me fallait préalablement le brevet prouvant que j'avais suivi les trois ans du degré inférieur du lycée.

Un beau jour d'octobre 1960, je dis au professeur que je comptais nettoyer la classe. J'obtins les clés du bâtiment scolaire et me allai droit à une armoire qui contenait les dossiers et nos brevets. J'en sortis mes papiers et, le lendemain, je me levai de très bonne heure pour quitter l'école sans espoir de retour. Je n'avais pas un sou en poche, mais un chauffeur de bus qui connaissait mon père m'emmena à Casablanca.

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Le néo-colonialisme

 

Avant que les Français n'eussent brisé le mouvement de résistance des campagnes, l'idée d'un Maroc indépendant était déjà très populaire parmi les intellectuels des villes. Au début des années cinquante, les autorités françaises d'occupation n'étaient plus en mesure d'étouffer efficacement ce rêve de liberté, malgré un recours assidu aux moyens de répression éprouvés que sont la prison, l'exil et la censure de la presse. Le bannissement du Sultan Mohamed V, accusé de jouir du soutien des nationalistes, constitua une ultime tentative désespérée de reprendre le contrôle du pays. Cette mesure engendra des protestations massives et entraîna une série d'attentats terroristes aussi bien dans les villes que dans les campagnes - il existait deux petits mouvements clandestins. Le parti de l'indépendance Istiqlal, contrôlé par des forces «bourgeoises», tentait de canaliser la vague nationale. Il réclamait l'indépendance, mais «assortie du maintien de relations étroites avec la métropole», Paris. Le parti exigeait de surcroît l'introduction de la démocratie si, en même temps, le sultan remontait sur le trône.
Après deux ans de protestations croissantes, les Français inaugurèrent inopinément une nouvelle tactique, et le Maroc devint formellement indépendant sous la direction du palais. La France était alors soumise à une très forte pression en raison d'une série de guerres d'indépendance qui avaient éclaté dans diverses parties de son empire. La guerre d'Indochine avait démoralisé l'armée française. 1954 avait vu la chute de Dien Bien Phu, alors que les mouvements nationaux du Maroc, de Tunisie et surtout d'Algérie intensifiaient leurs activités.

 Il n'était pas possible de mener la guerre sur tous ces fronts à la fois. La reconnaissance par la France de l'indépendance marocaine en 1955, suivie l'année suivante de l'indépendance officielle, entraîna pour le colonialisme deux autres défaites : l'indépendance de la Tunisie et les accords de Genève sur l'Indochine.

 Pour Paris, l'essentiel était de protéger les énormes capitaux français investis au Maroc en concentrant simultanément toutes ses forces sur la répression du mouvement de résistance d'Algérie, qui prenait de la vigueur. Avant l'époque coloniale, le Maroc était dirigé par des sultans, qui étaient élus par un groupe de «Ulama» (théologiens; au singulier : «Alim»). Le Maréchal Lyautey, ancien commandant militaire du Maroc et monarchiste convaincu fit du sultanat une monarchie à l'européenne et du sultan un roi à la française.

 La monarchie est prohibée par l'enseignement islamique. Le premier pas vers la colonisation du Maroc consista à établir ce régime, à quoi vint s'ajouter la signature d'un accord de protectorat entre le Maroc et la France. Les paysans se soulevèrent et investirent la ville de Fès où le sultan résidait à l'époque. L'armée française pénétra alors au Maroc pour sauver la monarchie en danger. L'analogie avec l'entrée des Soviétiques en Afghanistan en décembre 1979 est absolument manifeste.

 L'époque coloniale marocaine dura quarante-cinq ans. Lorsque le colonialisme français se vit sérieusement menacé, il s'appuya sur la monarchie pour établir un ordre néo-colonialistes aux formes économiques, culturelles et politiques nouvelles. C'est ainsi que le «protectorat» perdura en quelque sorte, mais dans le cadre d'un «nouvel ordre mondial» qui permettait aux grandes puissances de s'épargner des interventions militaires directes aussi longtemps que des garçons de course comme Hassan II, Najibullah ou Pinochet se chargeaient de leurs affaires.

 Après l'indépendance, le Roi Mohammed V, ancien sultan, concentra tous les pouvoirs entre ses mains. Il maîtrisa solidement les politiciens bourgeois en faisant miroiter des élections générales aussitôt que le pays serait «mûr». Il les appâtait aussi parfois en leur offrant une place dans son gouvernement. En fait et en vérité, l'ancien ordre colonial subit bien peu de changements. Il fut simplement pourvu d'une façade nationale. En 1958, trois ans après l'indépendance, les tribunaux étaient toujours présidés par des juges français.

 Des officiers français et juifs occupaient des positions clés dans l'armée; les grands propriétaires français restaient tranquillement sur leurs terres; les patrons français de l'économie dirigeaient quasiment la totalité du secteur industriel moderne : transports, mines, industrie de transformation, presse quotidienne, banques, industrie alimentaire, et j'en passe.

 Le commerce était toujours tributaire de la France. Les oranges et les phosphates constituaient comme par le passé nos biens d'exportation principaux. Les précieuses devises nécessaires au développement d'une infrastructure industrielle étaient gaspillées dans l'importation de produits agricoles, blé et sucre, qu'on aurait dû tout simplement cultiver sur place. L'agriculture était au contraire axée exclusivement sur l'exportation. Les devises étaient en outre bradées en grande partie dans l'achat d'articles de luxe destinés à une classe privilégiée de plus en plus nombreuse, formée exclusivement de riches étrangers.

 Le parti Istiqlal collaborait quasiment avec le Palais et les intérêts financiers étrangers au maintien de l'ordre établi. De nombreux groupes indépendants nés de la lutte pour l'indépendance se retrouvaient sous le contrôle de l'Etat. Les politiciens bourgeois s'avéraient totalement incapables de ravir le pouvoir à la monarchie.

 A la suite de la crise économique engendrée, après l'indépendance, par la fuite croissante des capitaux, les grèves augmentaient en nombre et en violence. Les ouvriers des villes qui avaient constitué l'épine dorsale du mouvement de libération étaient prêts à monter aux barricades pour que l'indépendance ne dégénérât pas en une façade nationale. La réponse des partis bourgeois consistait à placer les antigrévistes sous la protection de la police. Aussi les chefs syndicalistes se détournaient-ils toujours davantage de l'Istiqlal. Tout cela finit par aboutir à la scission du parti, et l'aile gauche prit alors le nom d'UNFP (Union Nationale des Forces populaires). Mais ces luttes partisanes internes n'étaient en vérité nullement de nature idéologique. Il s'agissait tout simplement d'une course au pouvoir que le roi en personne et son fils, le prince héritier Hassan, l'actuel roi Hassan II, avaient orchestrée pour diviser un parti qui aurait pu remettre en question la prétention de la monarchie à exercer le pouvoir.

 L'aile «gauche» du parti dont était issue l'UNFP était, elle aussi, formée d'opportunistes et d'amateurs de charges qui collaboraient joyeusement avec la monarchie quand ils récoltaient quelques miettes de la table royale.

 Le palais parvint longtemps à se concilier les nouveaux chefs «militants» de la gauche en leur offrant quelques postes importants dans un nouveau gouvernement royal formé en décembre 1958. Abdallah Ibrahim de l'UNFP devint premier ministre. Mais les positions clés comme le ministère de l'intérieur, le ministère de la police et celui de la défense restèrent sous contrôle royal. C'est précisément à l'époque de ce gouvernement UNFP qu'Hassan, alors prince héritier, à qui l'armée était subordonnée, réprima le soulèvement populaire de la région du Rif et que des milliers d'innocents furent massacrés dans d'innombrables villages de ce territoire.

 Quelques mois plus tard, l'UNFP était abattue à son tour. Ses journaux furent interdits, beaucoup de ses fonctionnaires furent mis sous les verrous, et Ben Barka, qui se trouvait alors à l'étranger, fut empêché de rentrer au Maroc, accusé qu'il était d'avoir participé à une conjuration contre le prince héritier Hassan. Ben Barka avait été le professeur de mathématiques d'Hassan. Il avait considérablement contribué à donner à la monarchie un semblant de légitimité en proposant, alors qu'il était porte-parole de la première «Assemblée consultative» du pays - sorte de pseudo-parlement sans compétences effectives -, que Mohamed V désignât le prince Hassan comme prince héritier, alors que le Maroc n'avait jamais été une monarchie héréditaire ! En 1960, le roi procédait à la dissolution du gouvernement et s'attribuait le poste de chef du gouvernement.

 Le palais s'opposait au développement de l'industrie et à l'extension des villes, car tous deux auraient pu conduire à un élargissement de la base sociale des anti-monarchistes. De plus, l'aile nationale aurait pu s'en trouver renforcée au sein de la bourgeoisie marocaine.

 Tout cela aurait pu entraîner une aspiration à un pluralisme et à un parlementarisme véritables, qui aurait mis en danger le pouvoir de la cour. C'est pourquoi le roi avait opté pour une politique visant à réaliser, à la campagne, des projets importants et coûteux qui renforçaient l'influence des grands propriétaires féodaux aux dépens des petits paysans.

 La réalisation d'énormes barrages et systèmes d'irrigation procurait pour un temps du travail au prolétariat rural, mais une fois la construction terminée, les principaux bénéficiaires en étaient les grands propriétaires, qui pouvaient dès lors cultiver des produits d'exportation dans des champs plus grands et plus fertiles.

 Le grand capital européen était hautement satisfait de ce programme. Il avait au Maroc trois intérêts principaux : un flot de main-d'oeuvre à bon marché pour les pays industrialisés d'Europe, un proche débouché pour ses produits industriels et la protection des investissements déjà opérés. Le tourisme était en outre systématiquement favorisé et avait pris la deuxième place dans l'ordre des investissements. Il stimulait la construction d'hôtels, la production d'appareils de conditionnement d'air, la construction d'aéroports, la fabrication d'autobus, entre autres.

 Le programme économique royal bénéficiait également du soutien plein et entier d'autres puissances importantes : des gouvernements français et américain, des milieux industriels français, sans parler des organisations financières internationales comme le FMI et la banque mondiale.

 Février 1961 vit la mort du roi Mohamed V. Le pouvoir passa alors à Hassan II, roi autoproclamé. Au cours de la première moitié de 1962, la victoire de la révolution algérienne se trouva à portée de la main, tandis que l'idée de former un Etat libre et uni du Maghreb, qui aurait englobé le Maroc, l'Algérie, la Tunisie et la Lybie, devenait de plus en plus populaire au Maroc. Ben Barka rentra en mai 1962, et se fit le porte-parole des efforts tendant à regagner l'influence perdue de l'UNFP, surtout à la campagne.

 Le Palais répondit par toutes sortes de manoeuvres qui devaient lui assurer l'initiative politique. Il fit un projet de nouvelle constitution qui devait être soumis au peuple. La votation fut fixée à décembre 1962. Elle fut manipulée d'un bout à l'autre. Le parti de Ben Barka cria au boycottage, mais sans le moindre succès : la constitution fut acceptée «à une écrasante majorité» par une population qui espérait en des jours meilleurs, qui vivait dans la pauvreté, qui ne savait rien des artifices de la politique électorale, des votations manipulées et des fraudes électorales.

 L'été 1962 fut la période la plus agitée depuis l'indépendance. Dans diverses régions rurales, les paysans s'emparèrent des terres. Dans les villes, les campagnes politiques et les manifestations se succédaient. Les bruits les plus fous se répandaient sur une libération imminente du Maroc avec l'appui algérien.

 Le Palais réagit par la répression ouverte. Des centaines de fonctionnaires UNFP furent arrêtés; beaucoup furent torturés et condamnés à des peines sévères. Ben Barka qui se trouvait à l'étranger fut derechef interdit de retour. Seuls les étudiants continuaient à protester. Ils ne cessaient de provoquer le régime à coups de grèves, de manifestations et de protestations. En mars 1965, les étudiants réussirent à s'allier les ouvriers et on en vint à des tumultes qui ébranlaient à journée faite les grandes villes du pays, Casablanca en tête. Mais la faiblesse de l'opposition facilita la brutale répression de l'insurrection par les forces royales de sécurité.

 Un mois plus tard ou peu s'en faut, Ben Barka était assassiné en France. Il fut généralement admis que l'attentat était à porter au compte de la cour marocaine, en collaboration avec le Mossad et la police d'Etat française. Ce fut alors au Maroc le début d'un long hiver politique. Seules les manifestations estudiantines et les ripostes du régime créaient régulièrement de l'agitation. Il fallut attendre 1970 pour qu'un dégel s'amorçât.

 

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La première révolte

 

Ce jour-là - c'était jour férié -, je me trouvais dans ma chambre d'officier, au stationnement de Moulay-Ismail à Rabat. J'étais plongé dans un livre intitulé «La technique d'un coup d'Etat»; j'ai oublié le nom de l'auteur. L'officier du jour, le Capitaine Mazouz, entra chez moi en coup de vent et m'annonça que l'état d'alerte venait d'être proclamé.

 Je sautai dans ma tenue de combat, rassemblai mes hommes et leur ordonnai de sauter dans leurs chars. Il était à peu près trois heures de l'après-midi. Il se trouva que le soldat détenteur des clés était justement absent. Je fis enfoncer la porte du dépôt de munitions pour faire équiper les dix-sept chars qui composaient mon unité de munition à balle.

 A cet instant, je vis le lieutenant-colonel Saad, chef d'état-major de la brigade des chars, franchir la grand porte de la caserne à bord d' une automobile noire. Il était suivi du colonel Abaroudi, commandant de la marine royale. Ils étaient tous deux en civil. Bouleversé et pris de panique, Saad me cria : «Nous venons du palais de Shkirat. Le palais royal a été attaqué par des civils armés. Il y a beaucoup de morts. Filez au palais. Suivez la route principale et abattez tous les gens armés qui vous barreront la route.»

 Je savais que les «officiers Libres» avaient donné mission au lieutenant-colonel Mohamed Ababou de faire tomber le roi avec l'aide du général Madbouh. Mais seuls les participants directs à l'opération étaient au courant du moment, du lieu et des conditions exactes du putsch. Aussi ne savais-je pas exactement ce qui s'était passé.

 Je quittai le stationnement de Moulay-Ismail à la tête de ma colonne, debout dans la tourelle ouverte de mon char. Je me sentais heureux à la pensée que la citadelle du tyran avait été attaquée, quand bien même je ne voyais pas très bien qui exactement pouvait avoir monté le coup. En même temps, j'avais honte d'être resté les bras croisés pendant que se décidait le sort de ma patrie. Que n'avais-je pu participer à l'assaut du palais ! Avoir part à la chute du régime du tyran aurait été un honneur pour tout combattant de la liberté.

 Bien décidé à ignorer tous les ordres et à me ranger avec mes propres chars du côté des rebelles, je décidai de rallier le palais par la route de la côte qui est un peu plus courte. Il se peut qu'en prenant cette décision malheureuse et fatale j'aie sauvé le roi.

 J'ai appris plus tard que les camions transportant les soldats rebelles rentraient à Rabat par la route principale pendant que ma colonne de chars empruntait la route de la côte reliant Rabat à Skhirat. Si j'avais choisi le même chemin qu'eux, mes dix-sept chars auraient opéré leur jonction avec eux et, grâce à ce renfort, le putsch de Skhirat aurait probablement réussi. L'histoire du Maroc aurait alors pris un autre cours !

 Skhirat est le nom de la résidence d'été du roi. Elle se trouve sur la côte atlantique à quelques kilomètres au sud de Rabat, sur la route de Casablanca. En cet après-midi d'été, les abords de la route de la côte étaient bondés de baigneurs et de touristes. Des foules de badauds surgissaient devant mes chars. Savaient-ils déjà qu'une tragédie se jouait au palais royal ?

 Sur le chemin du palais, j'appris que les soldats rebelles étaient des cadets de mon ancienne école militaire d'Ahermoumou où l'on instruit les sous-officiers. J'y avais été commandant de compagnie, instructeur et chef de mes anciens camarades de classe de l'Académie militaire. Elle était dirigée par l'un de mes anciens chefs, le lieutenant-colonel Ababou. Une vague de désespoir s'empara de moi. C'est à ses côtés que j'aurais dû me trouver au moment de l'assaut du palais. Et je n'allais être qu'un témoin de la dernière phase d'une catastrophe.

 On m'apprit que l'un des meneurs du putsch, le général Madbouh, était mort. C'était lui qui m'avait permis naguère d'accéder à la carrière militaire. Le destin m'avait rapproché de deux hommes, Ababou et Madbouh, qui nourrissaient dans le secret de leur coeur la même chimère que moi : abattre la monarchie, qui incarnait pour moi tout ce que le Maroc avait de pire.

 Comment le général Madbouh avait-il trouvé la mort ? Et pourquoi le colonel Ababou avait-il commis l'erreur de rallier Rabat si précipitamment, abandonnant le roi au palais presque sans surveillance ? Ces deux questions se sont posées aussitôt après l'échec du putsch. Peut-être n'obtiendront-elles jamais de réponse. Je n'étais pas sur les lieux au moment de la mort de Madbouh, je l'ai déjà dit. Mais, grâce aux déclarations des témoins, on peut se faire une image assez exacte de ce qui s'est passé à l'intérieur du palais.

 Les membres du corps diplomatique avaient été invités à l'anniversaire du monarque. Avaient été invités également des hommes d'affaires étrangers influents en séjour au Maroc, ainsi que, naturellement, le gouvernement royal et les différents ministres. La fête témoignait du luxe incroyable dans lequel nagent le roi et son entourage.

 Alors que les invités conversaient gaiement par petits groupes tout en se passant de petites assiettes de saumon fumé, des coups de feu retentirent au-delà des murs du palais. Des soldats firent irruption dans le palais en tirant furieusement. L'ambassadeur de Belgique s'effondra frappé à mort. Les gardes du palais, les invités, le roi, tous les assistants semblaient foudroyés.

 On a soulevé plus tard une autre question quasiment insoluble : comment le colonel Ababou avait-il réussi à déplacer d'Ahermoumou à Skhirat via Fès, Meknès, Kenitra et Rabat une troupe qui ne comptait pas moins de mille quatre cents hommes, sans que le roi eût vent le moins du monde ?

 Quel officier supérieur, ou plutôt quels officiers supérieurs avaient-ils négligé d'annoncer au chef militaire le plus haut placé du pays, le roi, le vaste mouvement de troupes qui avait eu lieu au travers du pays une nuit entière ? L'état-major de l'armée savait simplement que l'école de sous-officiers d'Ababou serait en manoeuvres d'été à Ben Slimane, à quelques kilomètres au sud de Skhirat.

 Avant l'attaque du palais, Ababou avait subdivisé ses cadets en deux groupes. Le premier se concentra sur le côté sud du bâtiment, à droite du terrain de golf qui sépare le palais de la route, le second avança vers le nord du palais, depuis la gauche. La garde royale ouvrit le feu. Les hommes d'Ababou qui opéraient au nord reçurent l'ordre de tirer en l'air pour semer la panique dans ses rangs. Le groupe du sud, croyant que la garde l' avait pris pour cible, se mit à tirer de son côté. Alors qu'ils assaillaient le palais, les cadets, dans leur désarroi et leur panique, se tirèrent les uns sur les autres, car gardes et cadets portaient le même uniforme. Ce furent les premiers morts. Les invités se dispersèrent précipitamment. Quelques-uns d'entre eux portaient des armes à feu et en firent usage. Les cadets ripostèrent.

 Ababou était un homme dur, court sur pattes, râblé, foncé de peau, qui passait pour absolument inflexible. Il s'agissait pour lui d'abattre le roi, d'exiler sa famille et de coller au mur quelques ministres. Bref, il voulait une révolution sanglante, sans quartiers. L'autre chef du putsch, le général Madbouh, nourrissait des projets tout à fait différents. Il voulait investir le palais, désarmer les gardes, se saisir du roi et exiger de lui qu'il abdiquât en faveur d'une junte de jeunes officiers.

 De fait, un putsch sans effusion de sang eût été possible. Mais un malentendu catastrophique entre Ababou et Madbouh lors de l'attaque du palais engendra un chaos et des fusillades qui firent prendre à la révolte un tour sanglant. Aussi n'est-il pas étonnant que le putsch se soit soldé par un fiasco.

 Le général Madbouh voit les gardes et les invités fauchés par le tir des mitrailleuses et il comprend que l'opération tourne mal. Soucieux d'avoir en main un atout, répugnant peut-être aussi à tuer, il tient absolument à ce que le roi survive. Il se met à sa recherche dans la foule prise de panique, le trouve et le pousse à se cacher en compagnie d'une dizaine d'invités dans des toilettes situées derrière la salle du trône.

 Dehors, devant le palais, les coups de feu claquent. Madbouh s'entretient brièvement avec le monarque. Il l'exhorte à abdiquer.«Vous pouvez vous réfugier en France via Rabat ou Casablanca», lui dit-il. Le roi donne son accord. Hassan II signe un acte d'abdication qu'on trouvera plus tard, paraît-il, sur le cadavre de Madbouh La déclaration officielle du palais ne mentionne pas ce document et pour cause, pas plus qu'elle ne souffle mot de l'abdication réclamée au roi.

 On raconte que le roi a assorti son accord d'une condition : la garantie que sa famille serait protégée. Madbouh accepta cette condition et envoya le docteur Ben Aich, médecin du roi, dans les appartements royaux avec mission de s'occuper des quatre enfants du monarque. Oufkir, qui s'était trouvé aux toilettes avec le roi, me raconta plus tard qu'Hassan avait accepté d'abandonner le trône sans discuter. Il était paralysé par la peur et ne songeait plus qu'à sauver sa vie et celle des siens.

 C'est à ce moment que surgit le colonel Ababou en quête du roi. Madbouh lui apprit tranquillement que ce dernier était prêt à abdiquer et que lui, Madbouh, l'avait déjà envoyé à Rabat sous escorte. Ababou entra dans une colère noire. Il se tourna vers son garde du corps, Akka, géant au crâne tondu et aux bras de gorille et lui dit : «Madbouh est un traître, tue-le !». Akka tira et Madbouh s'affaissa sur le sol. Le docteur Ben Aich, revenu entre-temps, fut touché lui aussi et s'effondra.

 Personne ne savait plus alors au Palais où se trouvait le roi. Ababou, fermement convaincu que le monarque avait pu s'échapper, rassembla, écumant de rage, ses derniers soldats et prit en toute hâte le chemin de Rabat pour intercepter le fuyard, occuper la station de radio et mener à bien son projet. Il laissait toutefois derrière lui à Skhirat une petite troupe de vingt cadets munis d'instructions : ils avaient jusqu'à 19h. pour mener les invités au stationnement militaire du palais. Les hôtes étrangers devaient y être séparés des autres. D'ici là, tout serait gagné ou perdu.

 Il ne se passait plus grand-chose au palais à ce moment-là. Tout le monde était encore sous le choc. Un soldat obligé de se rendre aux toilettes finit par découvrir le roi tout à fait fortuitement, sans le reconnaître. Il embarqua l'homme vêtu d'une chemise beige-rose et le conduisit auprès de quelques autres prisonniers à un mur où il s'assit docilement. Au bout d'un moment, le soldat commença à y voir clair et identifia le prisonnier. Mais les soldats n'étaient pas instruits du but de l'opération. Ils se contentaient d'obéir aux ordres.

 Le roi comprit qu'il n'était pas sous la menace d'une exécution, du moins de la part du cadet qui se trouvait devant lui. La situation tournait progressivement en sa faveur. Personne ne sait exactement ce qui se passa. Selon Oufkir, quelques gardes oubliés dans les autres toilettes libérèrent le monarque et tuèrent les vingt cadets. La version officielle pourrait bien être falsifiée pour des raisons de propagande et ne repose sur aucune preuve. Le colonel Dlimi qui se tenait lui aussi dans les cabinets avec Hassan me confirma que ce qui restait de la garde royale avait surgi tout à fait inopinément et abattu les cadets. L'espace de quelques heures, l'histoire du Maroc s'est jouée dans les toilettes du palais de Skhirat.

 J'atteignis Skhirat par un petit pont où cinq gendarmes refoulaient des véhicules non autorisés. Arrivés à proximité du palais, nous nous avançâmes vers le bâtiment en coupant directement par le terrain de golf où gisaient de nombreux morts et blessés. Des ambulances faisaient la navette. Le chaos était quasiment total.

 A mon arrivée, le roi avait déjà repris le contrôle du palais. Mais il paraissait désorienté et anxieux. Je fis arrêter ma colonne de chars, sautai à terre et me hâtai vers la porte principale où se tenait un groupe bouleversé. Le roi s'y trouvait en compagnie du ministre de l'intérieur Oufkir, du chef de l'armée Bachir Bukali et d'un autre ministre, le général Driss Ben Omar.

 De toute évidence, l'arrivée des dix-sept chars était un événement tout à fait inattendu. «D'où venez-vous, Lieutenant ?» me demanda le roi sur un ton courtois et nerveux. «Du stationnement de Moulay-Ismaïl. Où est le général Gharbaoui ?», interrogeai-je à mon tour, car je tenais absolument à savoir ce qui était arrivé à mon chef suprême, commandant des forces blindées et très proche collaborateur d'Hassan. «Il est blessé», répondit Oufkir.«Que se passe-t-il à Rabat ?» Je dis que je n'en savais rien et m'informai de ce qui était arrivé au palais.

 Le roi était absolument atterré et ne cessait de regarder Oufkir et Bachir. Ofkir me demanda s'il pouvait rentrer à Rabat avec moi et le général Bachir réclama un char pour rallier l'état-major de l'armée à Rabat. Je donnai naturellement mon accord et priai Oufkir de monter avec moi dans mon propre char qui prit le chemin de Rabat. C'est ainsi que je me trouvai assis dans la tourelle du char à côté de celui qu'on disait être l'éminence grise du despote, de l'homme que je haïssais le plus après Hassan lui-même. A notre arrivée au stationnement de Moulay-Ismaïl, Oufkir me félicita de ma pondération et me demanda de lui téléphoner à l'occasion : il aurait plaisir à me revoir.

 La vengeance qui s'exerça sur les soldats rebelles d'Ababou fut d'une incroyable cruauté. Des cadets blessés furent jetés vivants dans une fosse commune. Hassan fit amener des instruments de torture et prit part en personne à l'interrogatoire et à la torture des détenus de la caserne de Moulay-Ismaïl. Treize des seize généraux que comptait l'armée figuraient au nombre des prisonniers.

 A plusieurs reprises, le roi frappa le colonel Chelouati au visage, alors que ce dernier était attaché sur une chaise, les yeux bandés. «Qui est le lâche qui frappe un homme ligoté ?», demanda Chelouati. «Otez-lui son bandeau», ordonna le tyran. Quand il le vit, Chelouati lui cracha au visage. «Demain, je cracherai sur ton cadavre», promit le roi.

 Le 13 juillet 1971, le champ de tir de Temara situé à 6 kilomètres au sud de Rabat fut le théâtre d'une exécution massive. Liés à des poteaux, treize officiers furent fusillés de treize balles chacun par treize soldats. Le roi assistait à l'exécution en compagnie du roi Hussein de Jordanie qui lui avait rendu une visite-éclair. Le premier ministre Laraki fut le premier à cracher sur les cadavres. Le commandant Salmi, soucieux de se mettre en valeur auprès du roi, trancha la main de l'un des fusillés à l'aide de son couteau et s'empara de ses menottes comme d'un trophée. Un bulldozer broya les cadavres et les enfouit dans une fosse commune.

 Ce fut la terreur au Maroc. Rares étaient les officiers ou sous-officiers qui n'étaient pas apparentés à l'une des victimes, voire à plusieurs. Au stationnement, c'est tout juste si nous osions nous parler. Chacun se méfiait de chacun.

 

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Jeune combattant de la liberté

 

Lors de mon premier séjour à Casablanca, j'avais dû trimer comme un esclave : sans salaire, sans logis décent, sans amis, sans le moindre droit de l'homme. Il en allait de même pour des millions d'enfants dans tout le pays. Maintenant que je revoyais la ville, je voulais aller à l'école. J'étais arrivé de nuit et ne pouvais loger nulle part. Je dormis donc dans la rue, mon sac en guise d'oreiller. Je devais avoir alors quatorze ou quinze ans.

 Le lendemain matin, je me rendis chez un homme connu et fortuné qui avait trouvé le pactole au marché noir pendant la deuxième guerre mondiale. Il était originaire de Souss et ne savait ni lire ni écrire. J'avais entendu dire qu'il y avait à Casablanca un internat pour enfants sans foyer et que le Crésus en question siégeait au comité de l'association à laquelle appartenait l'internat. Il s'appelait Hadj Abd et était un représentant typique de la catégorie parasitaire des nouveaux riches.

 Tout le monde savait à Souss où se trouvait sa maison de Casablanca. Je m'y rendis donc et frappai à la porte. Je lui dis que j'étais un enfant sans foyer et que je souhaitais continuer à fréquenter l'école, mais que je ne possédais pas un sou vaillant. Hadj Abd n'en fit pas une affaire. Nous commençâmes par prononcer ensemble une prière, puis il me fit savoir qu'à sa connaissance l'internat était complet. Il me remit toutefois un chiffon de papier à l'intention du directeur.

 Contre toute attente, je fus admis, mais dus dormir à même le sol. J'étais néanmoins comblé. La nourriture était misérable, les conditions d'hygiène lamentables. Je partageais la chambre de deux autres élèves. L'un d'eux s'appelait Adel. Ils m'avaient donné une couverture dans laquelle je m'enveloppais pour dormir sur le plancher. Au bout d'une semaine, on m'attribua un lit. Il y avait donc désormais un endroit où je pouvais manger et dormir. Je me mis alors en quête d'un lycée disposé à m'admettre.

 Je me présentai dans un grand lycée qui s'appelait «Lycée Moulay Hassan», du nom de l'ancien prince héritier. Comme je détenais les titres nécessaires, on m'autorisa à suivre les cours de deuxième année. Les professeurs étaient en dessous de tout, et j'eus tôt fait de remarquer que je perdais mon temps dans les cours. Aussi étudiais-je jour et nuit en autodidacte. Les autres enfants avaient fréquenté huit ans l'école ordinaire et n'étaient pas, par conséquent, aussi pressés que moi. Contrairement aux enfants des familles riches, je n'allais pas à l'école par obligation, mais par choix. Je ne concevais pour moi ni sécurité ni avenir sans baccalauréat. Obtenir le baccalauréat était carrément pour moi une question de vie ou de mort.

 C'était l'année scolaire 1960/61. Je voulais passer mon baccalauréat le plus tôt possible. Aussi m'y préparais-je tout seul. De fait, j'aurais dû fréquenter l'école cinq ans encore, mais au bout d'une année scolaire déjà, je me sentis mûr pour l'examen. Je demandai donc au ministère de l'éducation de m'admettre à l'épreuve du baccalauréat comme étudiant particulier. Ma requête fut acceptée. Aussitôt l'année scolaire terminée, je pus me présenter et, à ma grande surprise, je réussis mon baccalauréat du premier coup.

 Mes camarades de classe avaient alors devant eux quatre ans d'école encore. En 1963, après deux ans de séminaire pédagogique, je devenais professeur de lycée ! En vérité, je ne pouvais pas me plaindre d'une scolarité trop longue, car j'avais franchi en trois ans seulement le degré élémentaire, le degré moyen et le degré secondaire. Deux ans plus tard, j'avais également derrière moi une formation universitaire, le séminaire pédagogique.

 Mes études au lycée et au séminaire pédagogique étaient certes très astreignantes, mais je me livrais simultanément à de nombreuses lectures politiques. Plusieurs des livres que j'ai dévorés à cette époque m'ont fortement marqué et ont approfondi ma conscience des choses. J'ai lu alors le Coran et quelques livres de Nasser (Philosophie de la révolution), Chakib Arsalan («Pourquoi les musulmans sont-ils aujourd'hui sous-développés ?» et Khalid Mohamed Khalid («Citoyens, non pas esclaves»).

 Je dégustais en outre de nombreuses oeuvres sur Nasser, Ben Bella, Abdelkrim al-Khatabi, Abdelkader al-Jazairi et bien d'autres. Je me mettais souvent aussi à l'écoute de la radio pour entendre la «Voix des Arabes» diffusée par Le Caire; la radio marocaine était à mes yeux un pur instrument de diffusion d'une propagande mensongère et hypocrite.

 Le grand roman de Victor Hugo, «Les Misérables», m'a laissé également une impression durable, car je me considérais moi-même comme une sorte de laissé-pour-compte du destin. Mais le livre de Hugo se contente d'émouvoir jusqu'aux larmes, sans proposer de solutions ou indiquer comment supprimer les injustices sociales qui engendrent les laissés-pour-compte du destin dans mon genre. Ce sont le Coran, le petit livre de «Hadith» que le caïd m'avait offert autrefois, et la révolution de Nasser contre la tyrannie, le capitalisme et le communisme qui ont constitué ma plus grande source d'inspiration.

 Mais toute l'élite politique marocaine, mise en place et formée par le colonialisme, portait l'empreinte idéologique et politique de l'Occident. Aussi tous les partis fondés par cette élite après l'indépendance étaient-ils de type occidental. Ils étaient libéraux, capitalistes ou marxistes. Par suite de cette tendance, il n'y avait ni mouvement islamique indépendant, ni parti islamiste. Nous nous voyions confrontés au fait que le colonialisme français avait réussi, provisoirement du moins, à nous imposer sa tutelle culturelle, linguistique et idéologique.

 Tous les partis marocains «modérés» autorisés sont en quelque sorte importés de France. Quarante-cinq ans de domination française ont fait naître plusieurs générations francophones qui ont perpétué la mentalité du colonialisme. Il faut donc au Maroc devenu indépendant une nouvelle période de quarante-cinq ans pour secouer le joug intellectuel du néo-colonialisme et créer une société libérée, véritablement indépendante et islamique, qui incarne nos propres valeurs et traditions du point de vue culturel, idéologique et politique.

 Voilà tout ce que je ressentais lorsque j'entrepris de lutter pour la liberté, la démocratie et la justice sociale en me fondant sur l'islam. Tous les partis et organisations légaux étaient dirigés par de riches privilégiés acquis au néo-colonialisme, et par leurs enfants qui se réclamaient du marxisme ou du libéralisme.

 En 1960, je rejoignis les rangs de l'UNEM (Union nationale des étudiants du Maroc), organisation politique estudiantine. En 1961, je devins membre de l'UNFP, quoique sachant parfaitement que la direction du parti était composée d'opportunistes. Il n'y avait tout simplement pas d'alternative. L'année suivante, en 1962 donc, je prononçai mon premier discours politique et cela à l'occasion d'un grand rassemblement à la foire de Casablanca. Ainsi que je l'ai dit plus haut, le roi avait proposé au peuple une nouvelle constitution qu'il allait devoir adopter ou rejeter. Toute l'affaire était farce pure et je m'exprimai en faveur d'un boycottage. Nous voulions une assemblée choisie par le peuple et non par le monarque. Il n'y avait pas de garantie contre la fraude électorale.

 Ma première arrestation comme militant de base de l'UNFP eut lieu à un moment où certains dirigeants du parti se trouvaient au palais, occupés à jouer au poker - et ce n'est pas une métaphore - avec le roi. Le lendemain de mon discours, je représentais le parti à Maârif, quartier de Casablanca, pour surveiller le vote. J'avais beaucoup appris sur les questions de technique électorale et connaissais les règles.Toute propagande était interdite le jour même de la votation, mais cette règle n'était pas appliquée à l'école dans laquelle était installé le local de vote de notre district - pas plus que dans les autres locaux de vote du pays, d'ailleurs. Dans le préau s'étirait une longue file de gens venus pour voter, visiblement effrayés à l'idée d'être punis s'ils refusaient leur voix au roi. Ils étaient pour la plupart analphabètes. Quelque soixante-dix pour cent de la population marocaine ne sait ni lire ni écrire. Aussi le oui et le non étaient-ils indiqués par des couleurs.

 La couleur blanche signifiait oui. En arabe, nous utilisons le même mot pour «blanc» que pour «oeuf», à savoir «beda». Je vis un policier en civil déambuler dans le préau et distribuer des oeufs aux gens faisaient la queue. C'était sa manière de les inciter à voter «blanc». Je lui fis observer qu'il n'était pas permis d'influencer ainsi les votants le jour du scrutin. «Si tu continues», m'écriai-je, «je vais chercher du pain et je le coupe pour le peuple» - en arabe, le verbe couper» s'utilise aussi pour «boycotter».

 Un peu plus tard survinrent deux autres policiers, également en civil, qui m'appréhendèrent. Au poste, les policiers se gaussèrent du sérieux avec lequel je prenais les scrutins. Ma détention à la police dura trois jours. On me maltraita, notamment en m'entourant les doigts de câbles électriques à travers lesquels on faisait passer des décharges de courant. Les sévices infligés aux suspects sont monnaie courante dans la police marocaine.

 La section de l'UNFP à laquelle j'appartenais avait son siège dans le quartier de Derb Ghalef à Casablanca. A la vérité, je n'adhérais pas à la ligne idéologique du parti. J'étais avant tout islamiste, ce qui veut dire que je voulais m'engager au service d'un Etat qui défendrait le panislamisme et la panarabisme, les valeurs islamiques et une démocratie aussi bien politique qu'économique - nous utilisons pour cette dernière le terme de «shoran».

 Ces points ne figuraient pas au programme de l'UNFP. Le parti n'était ni ouvertement socialiste, ni ouvertement panarabe, ni ouvertement islamique. Il avait à sa tête une élite marxiste camouflée. Le parti était né d'un compromis entre différentes personnes issues de différents groupes d'intérêts. Il lui manquait une ligne idéologique claire, mais il jouissait d'un certain soutien populaire, le peuple n'ayant simplement rien de mieux à s'offrir.

 Cette orientation idéologique imprécise était par ailleurs aussi une force. L'UNFP était au fond plus un front qu'un parti. L'idéologie des élites marocaines est imprégnée d'hypocrisie et d'opportunisme.

 En 1963, toute la partie non marxiste de la direction du parti fut mise derrière les barreaux sur ordre du roi, à la suite de quoi les communistes prirent les rênes, et l'UNFP se transforma en un authentique parti communiste, exactement comme l'avait voulu le roi. J'étais contre le communisme et les communistes, qui ne cherchaient qu'à copier le système soviétique, étaient par conséquent anti-islamiques, détruisaient notre culture et voulaient remplacer la dictature en place par une dictature pire encore. La tragédie qui s'est déroulée plus tard en Afghanistan illustre parfaitement les buts et méthodes des communistes.

 Enfant déjà, j'étais entré en contact avec la pensée de Nasser grâce aux émissions «Voix des Arabes» de Radio Le Caire. J'avais entendu parler de cet officier égyptien qui, avec l'appui du peuple, avait renversé le roi Farouk, aboli la monarchie et tenu tête aux Anglais. Avant Nasser, les Anglais et les Français se partageaient le monde arabe et voilà que nous entendions pour la première fois une voix arabe, la voix d'un homme qui n'était ni pour l'Ouest ni pour l'Est, mais qui se battait pour une véritable indépendance. «La capitale de l'Egypte n'est ni Londres, ni Paris, ni Washington, mais Le Caire», disait Nasser.

 La révolution égyptienne eut lieu en juillet 1952, année de mon premier séjour à Casablanca. Cette même année éclatait en Tunisie une grève à la suite de laquelle les Français assassinèrent le leader tunisien Farhat Hachad. Ces événements eurent au Maroc un retentissement considérable, car ils prouvaient qu'il y avait encore des gens qui osaient se dresser contre les seigneurs coloniaux. La révolution égyptienne allait mettre le feu aux poudres !

 J'admirais Nasser surtout parce qu'il avait, en 1956, nationalisé le Canal de Suez, puis résisté à l'agression anglo-franco-israélienne. Mais mon admiration était due aussi au fait qu'il avait mis fin à la monarchie pourrie de son pays. Cet exemple me paraissait tout à fait applicable au Maroc.

 Pour nous les jeunes, les émissions de «Voix des Arabes», qui s'adressaient à l'ensemble du monde arabe, constituaient la principale source d'informations sur la pensée de Nasser. Les gens écoutaient ces émissions dans tous les pays arabes et la voix de Nasser paraissait me crier à moi aussi que je devais m'élever contre l'injustice. Les révolutions de Nasser en Egypte et de Ben Bella en Algérie, la résistance victorieuse du peuple afghan à l'impérialisme soviétique, la révolution islamique d'Iran et l'Intifada palestinienne sont les plus grandes révolutions de l'époque moderne et elles resteront à jamais sources d'inspiration pour les générations islamiques futures.

 En dépit des fautes commises, elles se fondaient toutes sur une conviction sincère, et elles ont montré de quoi les musulmans sont capables, à condition de parvenir à s'unir en une Jihad islamique visant à établir la liberté, la démocratie (shora) et la justice sociale. Seul celui qui ne fait rien est à l'abri des erreurs. La critique est aisée. La meilleure critique consiste à agir, à montrer le bon exemple.

 Lorsque j'ai entrepris mon combat politique, il n'y avait pas de parti islamique au Maroc. Pour tout dire, aucun des partis existants ne faisait mon affaire. C'est encore l'UNFP, malgré tous ses défauts, qui m'était la plus proche. Depuis la sécession de l'UNFP, l'Istiqlal était devenue un parti réactionnaire et ne se battait plus guère que pour les privilèges de la classe dirigeante. Ce parti était en outre dominé par des gens de Fes ou «Fassi» qui avaient réussi à s'arroger un pouvoir et des prérogatives bien trop importants, et à acquérir une influence bien trop grande dans la société et l'appareil de l'Etat. - Il va de soi que j'entends par «Fassi» un groupe politique et économique privilégié et non un groupe ethnique.

 Je demeurai donc deux ans à l'internat. Ma vie n'était pas une partie de plaisir : je n'allais jamais au cinéma, mais me consacrais entièrement à ma formation. Il s'agissait en fin de compte de rattraper le temps que j'avais perdu enfant pour avoir dû travailler.

 Je n'ai jamais fumé, jamais bu ni vin ni eau-de-vie, jamais consommé de haschisch. Je mangeais très simplement, absorbais tout ce qu'on me servait quel qu'en fût le goût, pour survivre. Je menais donc une vie toute simple, bien que Casablance, comme toutes les grandes villes, fût un repaire de la corruption.

 Pendant ma dernière année d'études au séminaire pédagogique, je vécus chez un cousin, à Derb Galef, quartier pauvre de Casablanca qui ressemble fort à un bidonville. Mon cousin, Moh-Ohles possédait un petit commerce et je partageais une minuscule chambre, comparable à une tombe, avec l'un de ses fils. Mon seul bien était une bicyclette. J'étais très solitaire, n'avais guère d'amis et entretenais peu de contacts avec autrui. Je n'ai jamais été un individu très sociable.

 Lorsque, en octobre 1963, je devins professeur au lycée même où j'avais étudié précédemment, j'eus à donner des cours à mes anciens camarades de classe qui étaient alors en dernière année. J'ai été professeur trois ans, soit d'octobre 1963 à octobre 1966, et cela dans quatre écoles différentes en tout : au Lycée Mohamed V, au Lycée Fatima Zahra, au Collège Chaouki et à l'Ecole Normale de Casablanca.

 Parallèlement, je m'adonnais à des activités politiques et m'efforçais de mettre sur pied, parmi les lycéens de Casablanca, une organisation clandestine islamiste et nassériste. C'est au Lycée Mohamed V - ex-Lycée Moulay Hassan - où j'enseignais que l' agitation estudiantine de 1964 et 1965 prit naissance. C'est moi qui en tirais les ficelles. L'agitation commença en 1964 et atteignit son point culminant en mars 1965. Je fus arrêté le 23 mars 1964, puis une nouvelle fois un an plus tard exactement.

 Notre action était dirigée contre les injustices sociales, la dictature, un gouvernement tyrannique, c'est-à-dire contre des phénomènes caractéristiques du prétendu tiers-monde. Mais nous n'avons jamais réussi, au Maroc, à semer la révolte dans la classe moyenne, qui est pourtant concernée au premier chef.

Le parallèle avec avec les Etats de l'Est sautait aux yeux. Les dictatures sont partout les mêmes. On y serine au citoyen moyen qu'il ne possède pas de droits et que le chômage, l'injustice, la corruption et une élite privilégiée relèvent d'une fatalité naturelle, inéluctable. A la vérité, il n'y avait pas de loi au Maroc. La corruption y avait été érigée en système. Les fonctionnaires intègres y constituaient l'exception.

 L'atmosphère politique s'était considérablement tendue et la révolte fut déclenchée par un nouvelle ordonnance qui restreignait pour certains élèves les possibilités de poursuivre leurs études. L'Etat ne pouvait pas ouvrir les études au premier venu. Il fut facile de mobiliser les élèves contre cette nouvelle ordonnance et c'est ainsi qu'on en vint à de violents désordres.

 Le cortège des manifestants partit de notre école. Au bout de quelques centaines de mètres déjà, nous nous mîmes à protester contre le «plan quinquennal» de l'Etat pour l'enseignement. Nous nous dirigeâmes vers la section régionale du Département de l'éducation. En tant que maître connu des élèves, j'étais en mesure de contrôler la manifestation. Beaucoup souhaitaient que je prononce un discours et que j'explique de quoi il retournait. Des épaules me servirent de tribune. Je prononçai le discours réclamé et en profitai pour partir en guerre contre la dictature, l'Etat policier, le gouvernement et le roi.

 Pendant que je parlais, on m'apprit que la police était en route. Je répondis que nous ne devions pas craindre la police et nous enfuir comme des lâches, mais nous préparer à un affrontement. Aussitôt arrivés, les policiers tombèrent à bras raccourcis sur les étudiants. Nous nous repliâmes en direction des quartiers pauvres. Beaucoup de chômeurs se joignirent à nous et la manifestation prit un caractère nettement politique. Tout se passa très vite. La prison centrale et de nombreux autres édifices publics furent bientôt pris d'assaut. Au bout de quelques heures déjà, Casablanca échappait au contrôle de l'Etat.

 C'est ainsi que tout commença. Mon rôle dans la révolte consistait à orgnaniser la distribution par mes élèves de tracts destinés à en mobiliser d'autres. Nous avions formé un groupe qui devait conduire les différents cortèges de manifestants vers différents objectifs. On a raconté plus tard toutes sortes d'histoires à dormir debout et mon rôle dans la révolte a été fortement exagéré; les bruits les plus extravagants ont couru sur mon compte.

 Un élève rapporta une rumeur selon laquelle je m'étais emparé d'un bus et l'avais lancé contre la porte de la prison centrale pour la défoncer. C'était complètement faux. Mais, après mon arrestation, je fus interrogé sur ces bruits que la police considérait comme des faits. Je pus prouver que j'étais loin de la prison au moment de l'événement.

 Cinq cents personnes au moins perdirent la vie dans l'émeute; il y eut d'innombrables blessés. Les arrestations se comptèrent par milliers.

 Ces événements me renforcèrent dans ma conviction qu'on ne peut pas, dans un Etat dictatorial, résister sans armes à l'armée, à la gendarmerie et aux chars. Nasser avait déjà tenté de combattre le système par des moyens civils, mais il avait échoué. J'avais caressé l'idée qu'on pouvait parvenir à un résultat en mobilisant l'opinion publique et en manifestant, mais les conditions démocratiques nécessaires faisaient défaut.

 Lorsque, après l'examen final, j'avais entamé ma carrière de professeur, il avait fallu six mois pour que mes collègues et moi-même touchions notre traitement. Avec quelques collègues, je décidai alors de manifester contre cet état de fait. Nous nous rendîmes à Rabat et nous assîmes sur le sol devant le ministère de l'éducation. Les participants à cette grève sur le tas étaient au nombre de trente. Au bout de quelques minutes, une unité de la police s'avança pour nous encercler. Un commissaire arrogant s'approcha de nous et nous demanda ironiquement : «Messieurs, vous croyez-vous donc en Suède ?»

 C'était la première fois que le nom de Suède frappait mon attention. Je compris à cette occasion combien il était absurde en effet de s'attaquer à une dictature par des moyens démocratiques.

 Mais, pensai-je, si nous ne pouvons pas arrêter les tanks, c'est donc qu'il nous faut les conduire. On avait besoin de nous, jeunes hommes, pour prendre les commandes des tanks. C'est pourquoi je conçus le projet de me faire admettre à l'Académie militaire. J'allais devenir officier.

 En réponse à la grève sur le tas, je fus arrêté à mon domicile et incarcéré provisoirement. En une précédente occasion, en mars 1964, la police était venue m'arrêter à mon école après une manifestation. J'avais alors eu de la chance, car mes élèves, voyant qu'on m'emmenait, s'étaient mis en grève, à la suite de quoi j'avais été libéré après avoir subi les inévitables sévices de routine. La fille du commissaire de police s'appelait Husseini et faisait partie de mes élèves.

 Mais en mars 1965, la police me rendit visite à mon domicile sans que mes élèves fussent au courant des événements. Ma profession me fut d'un grand secours, car une absence prolongée de ma part eût été remarquée immédiatement. Le écoliers et les étudiants du Maroc sont en général beaucoup plus fortement politisés que le reste de la société. Si j'avais été un travailleur ordinaire, j'aurais peut-être disparu à jamais, comme des centaines de Marocains. Le délit le plus grave dont on puisse se rendre coupable au Maroc consiste à «se mêler de politique».

 Quand on est arrêté de ce chef, l'interrogatoire comporte les questions d'usage. Mais le suspect est sans cesse maltraité, même lorsqu'il ne s'agit que de questions toutes simples portant, par exemple, sur l'appartenance à une organisation ou sur des actes. On me reprochait d'avoir incité mes élèves à la grève et organisé des manifestations. J'avais en outre tenu des propos incendiaires contre le roi et vilipendé la monarchie; j'avais trop parlé de la Révolution française et fait mention de Louis XVI en termes injurieux; j'avais prétendu, de plus, que l'islam rejette la monarchie et dépeint les rois comme les corrupteurs de la société.

 Je garde encore un souvenir très vif des circonstances de mon interrogatoire. Les conditions de détention étaient barbares. Dix hommes étaient parqués dans une cellule ne dépassant pas quatre mètres carrés. Toutes les demi-heures, un des coins était aspergé d'eau. Tous les quarts d'heure, le gardien ouvrait la lucarne percée dans la porte métallique et éclairait la cellule de sa lampe. Nous nous sentions pareils à des rats. Il n'y avait pas d'électricité, et le seul bruit qui nous parvenait était celui de l'eau qui coulait de temps à autre à travers l'orifice des toilettes creusé dans le sol.

 Je fus libéré au bout d'une semaine, car on voulait se prémunir contre de nouvelles protestations d'écoliers. En fin de compte, les troubles étaient partis des écoles et les autorités voulaient éviter que les désordres et le grèves ne se reproduisent.

 Chaque fois que je quittais le poste de police après une arrestation, je sentais un peu plus la faiblesse et l'impuissance du civil désarmé que j'étais. Avec quelle facilité les policiers auraient pu me tuer pendant mon séjour en cellule ! C'est ce qui était arrivé à des centaines d'autres prisonniers.

 Le moment était donc venu pour moi d'opter pour la carrière d'officier. La seul voie normale qui y conduit passe par l'Académie militaire royale de Meknès. C'est là que je me fis inscrire en automne 1965.

 Quelques jours plus tard, Ben Barka était enlevé en pleine rue à Paris. Ben Barka était, sous l'habit marocain, le type du socialiste français cultivé. Il était en quelque sorte un mélange de François Mitterand, machiavéliste de gauche, et d'Edgar Faure, machiavéliste de droite.

 Opportuniste, il avait contribué activement à l'accession de Hassan II au pouvoir, et voilà qu'il devenait victime du despote. «Non», pensai-je, «la voie de Ben Barka ne conduit qu'au Palais marocain et à Paris. Je dois me rallier à l'armée afin que s'offre à moi la chance de résoudre radicalement les problèmes du Maroc !»

 A l'Académie militaire, on m'expliqua qu'il me faudrait l'autorisation du ministre de l'éducation pour entreprendre une carrière militaire. Après tout, j'étais professeur. Ma requête fut rejetée. A contrecoeur, je pris mon parti de ce refus et continuai à enseigner à Casablanca.

 A la fin de l'année scolaire 1965/1966, je réitérai ma demande d'admission à l'Académie militaire. Je me rendis au minstère de la défense et y rencontrai le ministre Ahrdan, un francophile qui avait été officier dans l'armée française à l'époque coloniale. Après l'indépendance, il était devenu une sorte de clown politique et de charlatan idéologique. Ahrdan me renvoya au secrétaire de cabinet et secrétaire général du ministère de la défense qui était en contact direct avec le roi.

 

Il s'appelait Ben Haroche, avait rang de major et était juif sioniste. C'était lui qui, après le roi, était le véritable maître du ministère de la défense. Le Major Ben Haroche me reçu pour me communiquer que je n'avais pas la moindre chance d'être admis à l'Académie militaire, mais que j'étais libre d'entrer en contact avec son directeur.

 Je suivis ce conseil, mais sans succès. Je me rendis alors directement au Palais royal où je demandai audience au chef de l'état-major militaire du roi. C'était le Général Madbouh. La voie du succès au Maroc passe par les contacts personnels et la corruption. Je réussis à convaincre Madbouh de ma vocation de militaire de carrière.

 Je fus pendant deux ans un aspirant officier parfait, ce qui eut notamment pour conséquence ma nomination au poste de rédacteur en chef du journal de l'Académie, «Le Flambeau». Je devins officier en 1968. Je n'avais été réprimandé qu'une seule fois durant mon séjour à Meknès, et cela pour avoir refusé, avec quelques camarades, de participer à une marche de nuit. Ce refus d'ordre, qui entraîna pour vingt-sept aspirants une mutation disciplinaire à Ahermoumou, avait été organisé par les «officiers indépendants.

 Il faut dire que, pendant mon séjour à l'Académie militaire, j'étais entré en contact avec avec d'autres opposants à la monarchie marocaine corrompue. De toute évidence, seul un coup d'Etat pouvait amener un changement, et c'est dans ce but qu'on avait constitué dans l'armée une organisation secrète nommée «les officiers indépendants». Je m'étais affilié à cette organisation.

 Ahermoumou abritait l'école de sous-officiers qui était stationnée sur un plateau de la montagne à quatre-vingts kilomètres de la ville. C'est le lieutenant-colonel Ababou qui était alors commandant d'école. Une fois de plus, mon destin mettait sur mon chemin un homme qui allait s'illustrer dans la lutte contre la monarchie. Ababou était né au nord du Maroc, dans la région du Rif, alors que j'étais originaire du sud, de Tafraoute.

 Il importait, en cas de coup d'Etat, de prendre le contrôle de la capitale, Rabat, de l'état-major de l'armée, du ministère de l'intérieur, ainsi que des stations de radio et de télévision. Toute cette opération était certes très risquée, mais, convenablement organisée, elle avait de réelles chances de succès. Je fus personnellement impliqué dans les deux véritables tentatives de putsch, quoique moins directement dans la première.

 Le premier putsch eut lieu le 10 juillet 1971. Pour des raisons de sécurité et dans le souci de protéger les putschistes qui appartiennent à l'armée marocaine aujourd'hui encore, je dois m'abstenir de révéler tous les détails de nos plans et le rôle qui fut le mien, mais il est désormais possible de dévoiler pas mal de choses.

 

 

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 Le général Oufkir

 

Une semaine après la sanglante répression de la tentative de putsch, mon commandant de brigade m'informa que le général Oufkir m'attendait dans sa résidence de Souissi. C'est avec des sentiments fort mitigés que j'accueillis la nouvelle. Mais j'appris par le colonel Mimoun Oubeja, commandant en second de la brigade blindée, qu'Oufkir se trouvait au quartier général de l'état-major de l'armée. Je m'y rendis directement à bord de mon automobile. Je portais ma tenue de combat comme le jour où j'avais raccompagné Oufkir dans mon char. Oufkir venait d'être nommé commandant en chef de l'armée et ministre de la défense.

 Arrivé à destination, j'aperçus une dizaine d'officiers - des majors, des colonels, des généraux - attendant, assis dans l'antichambre, l'arrivée d'Oufkir. J'allai m'annoncer au secrétariat du général. Je fus reçu par son secrétaire, le major Aroub. Ce dernier ne put dissimuler son ébahissement face à ce petit lieutenant qui venait voir le ministre de la défense et commandant en chef de l'armée, sans lettre d'invitation officielle et en tenue de combat. Je l'informai que le ministre m'avait fait appeler. Aroub m'apprit qu'Oufkir avait parlé de moi en termes élogieux le matin même, à l'occasion d'un grand rassemblement d'officiers venus de tous les coins du pays. Puis Aroub gagna le bureau d'Oufkir. Celui-ci en sortit aussitôt, m'étreignit et m'invita à le suivre. Il fit comprendre à son secrétaire qu'il n'avait pas le temps de recevoir les officiers qui attendaient dans l'antichambre.

 Nous prîmes la route de compagnie dans la voiture de service d'Oufkir, une grade DS française noire. Le chauffeur était adjudant. Durant le trajet, le commandant en chef de l'armée me dit en français : «J'ai beaucoup entendu parler de toi ces derniers temps. Tu as été un professeur de valeur, un excellent cadet et un officier courageux.» Puis il ajouta, un large sourire aux lèvres : «Les Français ne m'ont pas appris l'arabe. Serais-tu disposé à m'arabiser comme tu as tenté de le faire pour le général Gharbaoui ?» Que deux Marocains s'entretiennent en français me faisait un drôle d'effet. Il faut dire qu'Oufkir avait passé par le système scolaire français et parlait l'arabe misérablement.

 Je répondis, souriant moi aussi : «Il n'est pas facile de se libérer du colonialisme français qui continue à nous dominer par la langue, la culture et la politique.»

 Oufkir, qui était en civil et portait comme toujours ses lunettes noires, m'invita à entrer dans sa villa. Il fit l'éloge «du calme et de la présence d'esprit» dont j'avais fait montre selon lui le 10 juillet, et m'interrogea sur mon enfance et ma carrière militaire. Il me présenta ses enfants et son lionceau qui - curieux hasard - s'appelait Skhirat. Sa femme était absente. Il me posa aussi toutes sortes de questions sur l'état d'esprit de l'armée et de mes camarades officiers, ce qui me mit quelque peu sur mes gardes. Afin de me donner le temps de la réflexion, je proposai de rédiger dans les trois jours un rapport circonstancié sur le sujet. J'ajoutai : «Ce que je peux dire d'ores et déjà, c'est que l'armée est totalement corrompue.»

 Oufkir jouait de son charme indéniable pour me séduire, moi jeune officier. J'étais extrêmement curieux de savoir ce qu'il avait réellement en tête et lui demandai sans détours : «Que pensez-vous donc de la corruption institutionnalisée qui règne partout dans le pays ?» «Le Maroc traverse une crise profonde», répondit-il. «Si le roi ne procède pas à des réformes sociales radicales, je crains que l'armée ne se livre à d'autres tentatives de putsch», ajouta-t-il d'un air rusé.

 Bien que la réputation de mon hôte ne fût pas des meilleures, ma méfiance fondait peu à peu. «Beaucoup de généraux et de ministres sont totalement corrompus», dit-il. Il cita l'exemple particulièrement fâcheux d'un colonel dont on savait qu'il avait détourné une énorme somme d'argent appartenant à l'Etat. «Cet homme est une crapule qu'on devrait raccourcir. Mais ce n'est que l'un des milliers de vampires qui dévalisent notre pays», souligna Oufkir.

 Je pris congé du général et quittai sa luxueuse villa, bien décidé à m'allier avec lui au besoin, pour renverser le despote aux mains sanglantes.

 La révolte de Skhirat avait transformé Oufkir, mais je ne le savais pas encore à ce moment-là. L'image que je me faisais moi-même d'Oufkir commençait à subir un changement fondamental.

 A l'époque où, très jeune encore, j'avais senti s'éveiller en moi une conscience politique, Oufkir était déjà sous les feux de la rampe. Il était chef de la police et la police incarnait l'oppression. Mais, du fait que tous les «dignitaires» du Maroc aiment à se présenter eux-mêmes comme esclaves ou instruments du roi, afin de faire carrière, je le considérais simplement comme un esclave et un instrument aux mains du monarque, bien que je n'eusse pas approfondi la question. Le roi du Maroc était, comme autrefois Louis XIV en France, l'Etat personnifié, et tous les autres étaient ses valets. Hassan prend plaisir à ce que ses ministres prononcent le traditionnel «Majesté, je suis votre esclave».

 Il n'y a pas au Maroc un seul ministre digne de ce nom. Il n'y a que des esclaves. Je hais le grotesque culte de la personnalité dont le roi fait l'objet, et l'idée qu'on doive obéir aveuglément à un homme me répugne. On doit être fidèle à un idéal et à son pays. Mais les monarchies et dictatures tyranniques ne peuvent pas s'attacher les services d'hommes libres. Aussi l'esclavage - sous des formes diverses - fait-il partie de la monarchie marocaine. D'ailleurs, la garde royale, formée de Noirs, se compose d'esclaves stricto sensu, que les parents d'Hassan ont achetés en Afrique noire pour une bouchée de pain.

 Hassan ne peut en aucun cas se fier aux Marocains. Mais le pire, avec les esclaves du roi, c'est que leur servilité à son égard n'a d'égale que leur cruauté et leur arrogance à l'égard du peuple ! Les policiers et les soldats ne sont rien d'autre pour Hassan que des chiens d'attache privés.

 La police marocaine fait régner un véritable régime de terreur. Comme Oufkir était à la tête de la police, le peuple le rendait naturellement responsable de tout.

 Mais le principal responsable était naturellement le roi. Un homme lui était proche parmi les proches, un homme qui avait été longtemps ministre de l'intérieur et s'appelait Gdira («petit pot» en arabe). Hassan est bien entendu le «grand pot» («gedra»), disait-on, alors que Gdira était ministre de l'intérieur.

 Eh bien ! Je crois que mes opinions sur Oufkir étaient partagées par la plupart des officiers. Mais il faut se rappeler qu'en fait Oufkir n'avait jamais servi dans l'armée marocaine. Après l'indépendance, il avait passé directement de l'armée française au palais comme aide de camp particulier du roi, pour devenir ensuite chef de la police, puis ministre de l'intérieur.

 Ce n'est qu'après la révolte de Skhirat et sa nomination à la fonction de commandant en chef de l'armée - après son retour à la carrière militaire donc - que l'image que nous nous faisions de lui se modifia. Nous commençâmes à pressentir que ses sentiments à l'égard du roi n'étaient guère cordiaux. Nous constatâmes aussi qu'il n'était nullement aussi puissant que nous ne l'avions imaginé.

 Je compris qu'il se passait dans l'armée des choses importantes dont Oufkir n'était nullement au courant. C'est ainsi, par exemple, qu'il avait appris d'abord par la radio sa nomination au poste de ministre de la défense, immédiatement après le putsch de Skhirat. Il se trouvait à ce moment-là à la caserne de Moulay-Ismaïl où je l'avais conduit en quittant Skhirat. En même temps, Hassan avait nommé, notamment, un nouveau chef des forces blindées (le colonel Hatimi) et un nouveau chef de l'aviation (le colonel Lyoussi) sans en informer préalablement Oufkir. Ils avaient tous reçu leur brevet de promotion et leurs ordres directement du roi. Je compris alors que le despote organisait la police de la même manière. Je vis aussi clairement qu'Oufkir lui servait uniquement de façade. Le petit peuple ne sait rien de tout cela.

 Il n'est sans doute pas besoin d'expliquer que, au début, j'étais profondément sceptique à l'égard d'Oufkir. Il doit être vraiment naïf, pensais-je, s'il s'imagine pouvoir me rallier à ses projets. Mais, lors de notre première rencontre, il se montra très modeste et sympathique. Il n'était pas du tout la brute que je m'étais représentée.

 Sa conduite en privé était diamétralement opposée à sa fonction. Il émanait de lui un puissant rayonnement. Je crois que son sens de la justice était très marqué. Il éprouvait une haine instinctive à l'égard des politiciens marocains et de la classe dominante uniquement préoccupés de leurs privilèges et de happer les miettes de la table d'Hassan. Il était aux premières loges pour observer leur hypocrisie et les regarder lécher les bottes du roi afin d'obtenir ses faveurs. Il va de soi qu'il n'ignorait rien de sa mauvaise réputation. «Le peuple croit», reconnut-il un jour sincèrement, «que c'est moi qui tiens la vache pendant que les voleurs la traient».

 Mais Oufkir était militaire de carrière; ses idées politiques étaient rudimentaires et instinctives. Il était totalement dépourvu d'une philosophie politique consciente. A son retour dans l'armée, il se sentit attiré par les officiers radicaux. En fin de compte, c'était un soldat de la vieille école française, avec tout ce que cela implique de bon et de mauvais. Quoi qu'il en soit, il y avait eu en France une révolution et, depuis lors, aucun officier français ne pouvait supporter longtemps d'être traité en esclave.

 Quatre jours après ma première visite, je revins à sa villa de Souissi. Je lui apportais un rapport de trente pages plein de chiffres et de faits. Ce rapport était explosif au plus haut point. J'y dévoilais la corruption qui régnait parmi les officiers et y montrais comment ils avaient fait carrière grâce au népotisme et au trafic d'influence. Oufkir lut le rapport avec attention puis l'enferma dans un coffre-fort encastré dans le mur du salon.

 Il me demanda avec un peu de nervosité si quelqu'un d'autre avait lu ce rapport, à quoi je répondis par la négative. «Que cette affaire reste entre nous», m'intima-t-il. Il garda un moment le silence et poursuivit : «Voici six mois, j'ai rédigé à l'intention du roi un rapport semblable sur la corruption qu sévit au ministère de l'intérieur. Il m'a répondu : Tu n'as pas à contester le système.»

 Oufkir m'emmena dans son jardin - car il craignait que des microphones ne fussent dissimulés à l'intérieur - et me dit : «J'étais ministre de l'intérieur sur le papier, mais en fait et en vérité, c'était le roi en personne qui dirigeait les gouverneurs, la police et - par l'intermédiaire de Bel-Alem, secrétaire du cabinet et secrétaire général du ministère de l'intérieur - tout le département. Il est certain qu'il procédera exactement de la même manière dans l'armée et au ministère de la défense. Je n'y peux pas grand-chose, mais cette fois je prouverai aux officiers par mes actes que j'en ai soupé de la corruption.»

 Après le déjeuner, Oufkir raconta sur la cour une série d'anecdotes qui mettaient en lumière la flagornerie des ministres à l'égard du tyran. Il fumait cigarette sur cigarette tout en s'attaquant au régime avec une violence croissante. C'est ainsi qu'il me rapporta que le ministre noir Snoussi avait dit lors d'une conférence ministérielle : «Je suis votre esclave, Majesté», sur quoi Hassan l'avait apostrophé d'un : «Il ne suffit pas que tu le dises. Il te faut l'être réellement.» Oufkir ajouta en guise de commentaire : «C'est toujours ainsi que cette dynastie a considéré ses subalternes.»

 Au dessert, «le deuxième homme du royaume» me pressa de devenir officiellement son plus proche collaborateur, son adjudant. Nous devions collaborer pour sauver le Maroc. J'acceptai son offre à la condition que je pourrais conserver ma troupe de blindés. Oufkir donna son accord. A dater de ce jour, je fus son confident et devins un familier de sa maison.

 J'étais reçu à sa table en compagnie de ministres et de généraux qui courtisaient cet homme puissant. Tous avaient coutume de l'appeler «Général». Le redouté Dlimi, nommé entre-temps chef du contre-espionnage, n'était jamais invité. Je croyais pourtant les deux hommes amis. Mais je découvris plus tard qu'ils étaient rivaux et que le roi jouait de cette rivalité sans égards ni pour l'un ni pour l'autre. Oufkir m'ouvrait souvent son coeur lors de nos déplacements en auto. Nous nous servions alors de la langue française que le garde du corps qui nous accompagnait ne maîtrisait pas. il nous arrivait aussi de rouler sans chauffeur et sans garde du corps.

 Une nuit de septembre, à trois heures du matin, pour être précis - car Oufkir était un couche-tard -, le général en vint à parler du complot de Skhirat :«Mille aspirants sous-officiers auraient pu orienter l'histoire du Maroc vers des temps meilleurs. Notre développement aurait alors fait un bond en avant de cent ans. Nous devons nous débarrasser de la monarchie à n'importe quel prix. Hassan est le porte-drapeau d'une dynastie qui a vendu notre patrie aux Français et l'a conduite à la catastrophe au début du XXe siècle.

 Au lieu de s'occuper des affaires de l'Etat, à l'heure qu'il est, le roi s'envoie ses putes à Fès. Il a un harem de cent cinquante femmes, dont quelques-unes ont été enlevées en pleine rue par ses sbires. En plus, il se drogue. Son palais est devenu le paradis du haschisch. Son fils de sept ans participe à des réunions où on doit lui baiser la main. C'est bien pire qu'à l'époque de Louis XIV.»

 Hassan règne sur le Maroc comme sur une propriété privée. «Une anecdote remontant à sa jeunesse jette une lumière significative sur sa personnalité», remarqua Oufkir. «Alors qu'il était prince héritier, son professeur de géographie lui demanda de montrer quelques pays sur la carte. Lorsqu'il désigna le Maroc, le futur Hassan II dit : "Ça, c'est la cour de mon père."» Au Maroc, il n'y a pas de séparation entre la caisse de l'Etat et la cassette du palais. Hassan possède tout. Il gouverne son pays sur le modèle du moyen âge et considère tous ses ministres comme des esclaves. Il détient le pouvoir absolu.

 C'est en outre un buveur doublé d'un drogué irrécupérable. C'est surtout au haschisch qu'il s'adonne chaque jour que Dieu fait. Mais le LSD figure aussi sur la liste de ses drogues préférées. De plus, il mène une vie sexuelle scandaleusement dissolue. Son plus grand plaisir est de violenter de jeunes vierges et il lui arrive de faire enlever à Rabat des jeunes filles qui, plus tard, font surface dans son palais. Il ne voyage qu'en compagnie de cinaquante à soixante femmes et les gardes du palais n'ont même pas le droit de les regarder. Ils doivent se détourner quand les voitures transportant ces femmes franchissent le portail.

 Il est à ce point obsédé par le sexe que les épouses de ses ministres doivent passer dans son lit. C'est une sorte de tradition. Chaque fois qu'il donne une fête, il convie les ministres avec leurs femmes. En guise de préambule, il jette sur le sol une poignée de pierres précieuses que se disputent les invités. Ensuite, il invite l'un ou l'autre femme dans sa chambre. Pendant que les ministres tout heureux attendent à l'extérieur, il couche avec leurs épouses. Les ministres sont fiers comme des paons quand ils peuvent évoquer la bonne entente qui règne entre le roi et leurs femmes.

 Et ce n'est pas tout : il entretient encore une «section spéciale» chargée de lui procurer des jeunes filles européennes. Cette section spéciale se compose de deux proxénètes dont l'un se nomme le «Docteur Robert», alors que l'autre, un Grec, est connu sous le nom de «Mehdi». Ils ont rang d'«ambassadeurs itinérants», sont munis de passeports diplomatiques et disposent de deux avions privés pour amener les jeunes filles d'Europe. On chuchote que l'un est spécialiste des blondes et l'autre des brunes.

 Mais les courtisans d'Hassan ne valent pas beaucoup mieux que lui. Son défunt frère, Moulay Abdallah, qui était homosexuel, choisissait de péréférence ses «amis» parmi les fils des ministres. «Un jour, il a emmené mon propre fils, Raouf, dans son château. Quand j'ai appris la chose, je suis entré dans une colère noire et j'ai fait un foin de tous les diables», se souvint Oufkir.

 Il me révéla en outre que le roi contrôlait la presque totalité du marché de la drogue au Maroc. C'est un secret de polichinelle. Tout le monde sait, à la tête de l'armée et dans l'administration, que le palais royal est depuis de longues années une plaque tournante pour les narcotiques et que toutes les plantations de pavot et de haschisch sont propriété personnelle du monarque. Les élèves de l'Académie militaire royale de Kenitra sont tous fils des officiers de la garde personnelle d'Hassan. On les surnomme «fils du haschisch». Lorsque j'étais instructeur chez Ababou, à l'école de sous-officiers d'Ahermoumou, il en était venu toute une cohorte qui avaient ocasionné les pires ennuis par la quantité de haschish qu'ils détenaient et qu'ils distribuaient sans le moindre scrupule.

 A l'occasion des fêtes privées du roi, tout le monde se bourre de drogues, et un ministre qui refuse poliment passe immédiatement pour un drôle d'oiseau à qui on ne peut pas se fier. Quand la corruption et la décadence font partie intégrante du système, on doit hurler avec les loups si on veut faire carrière.

 Hassan rencontre souvent de gros trafiquants. Je garde encore le souvenir très vif de la visite qu'Oufkir reçut un jour d'un individu qui s'appelait le «Docteur Bihi». Oufkir me le présenta comme «ambassadeur itinérant de sa Majesté». Il ne m'échappa pas que son apparition donnait la colique au ministre de la défense. Après son départ, Oufkir m'apprit que le titre de notre visiteur pouvait se traduire par «ambassadeur de la drogue». Le «Docteur Bihi» était le manipulateur de divers réseaux de distribution internationaux. Il habitait le palais et avait une occupation régulière. Le Maroc est un paradis pour les truands de tout poil. Les gibiers de potence et les requins s'y sentent chez eux.

 En une autre occasion, Oufkir m'entretint de l'affaire Ben Barka. Ce qu'il me rapporta me fut confirmé bien des années plus tard par Dimli. Selon Oufkir, le meurtre de Ben Barka avait été ordonné par le roi en personne. Il s'était servi d'une police spéciale secrète qu'il avait mise sur pied, alors qu'il était encore prince héritier, pour intriguer contre son père adoptif Mohamed V. Elle portait le nom de «Special security service», SSS en abrégé. Grâce au SSS, le monarque contrôle le service de renseignements et même l'armée.

 C'est le général Moulay Hafid Alaoui, membre de la famille royale et l'un des plus proches conseillers d'Hassan, qui est à la tête de cette unité spéciale. L'entraînement du SSS a été parrainé par des experts de la CIA et du Mossad. Personne, à part Hassan et ses plus proches collaborateurs , n'est informé des particularités de cette organisation; beaucoup en ignorent même l'existence.

 C'est au SSS quon doit l'assassinat du Cheik Al-Arab, important chef nationaliste, en 1964, l'enlèvement d'un opposant au régime en exil, Hussein Al-Manuzi à l'aéroport de Tunis en 1973 et le guet-apens qui coûta la vie à Omar Ben Jeeloun, rédacteur en chef du journal marxiste «Al Moharir». C'est aussi le SSS qui est responsable de l'assassinat de Ben Barka.

 Quelques jours avant le meutre, Hassan convoqua Oufkir et Dlimi et les chargea de prendre l'avion pour Paris afin d'y négocier avec Ben Barka son retour au Maroc. Cette rencontre devait être un piège aussi bien pour Ben Barka que pour Oufkir et Dlimi.

 A leur arrivée à Paris, les deux ministres découvrirent que Ben Barka avait déjà été enlevé et assassiné. Les assassins étaient des tueurs professionnels français qu'Hassan avait recrutés par l'intermédiaire du SSS. De toute évidence, l'intention du roi était de ruiner la réputation d'Oufkir et de Dlimi en les faisant apparaître comme complices du meurtre. De la sorte, ils seraient plus dépendants de lui encore. Ils rentrèrent au Maroc furieux, et furent obligés de tolérer que le gouvernement français les impliquât dans le meurtre. Bien entendu, le général De Gaulle savait exactement à quoi s'en tenir, et déclara franchement que le véritable responsable était Hassan II lui-même.

 Oufkir m'apprit que, sur ordre du roi, le cadavre de Ben Barka avait été décomposé à l'aide de produits chimiques et sa tête envoyée à Rabat dans une valise diplomatique par des agents SSS de l'ambassade marocaine de Paris. La tête fut enterrée à l'intérieur des murs du palais, tout près de la Faculté de droit. C'est une fort ancienne tradition de cette famille royale, issue d'une vieille lignée de pirates et de bandits, que de couper la tête d'un ennemi et de l'enfouir dans les murs de sa propre maison.

 Ben Barka avait été, ainsi que je l'ai déjà dit, professeur de mathématiques d'Hassan. C'est lui qui l'avait proposé comme prince héritier. On supportait mal, dans la famille d'Hassan, d'avoir une dette de reconnaissance envers un simple mortel.

 C'est ainsi que le grand-père du roi avait tué un soldat qui l'avait sauvé de la noyade, alors qu'il était tombé de cheval en traversant la rivière Souss. Hassan lui-même se débarrassa des soldats qui l'avaient préservé de la mort à Skhirat. Il fit dégrader le major Assari qui, à la suite du putsch manqué de Skhirat, avait conduit l'attaque contre Ababou à Rabat et par là même sauvé la monarchie. Finalement, il fit exécuter aussi tous les agents étrangers et marocains mêlés à l'assassinat de Ben Barka, et qui s'étaient ensuite réfugiés au Maroc.

 D'aucuns auront peut-être l'impression que je peins en rose le rôle d'Oufkir et de Dlimi dans le meurtre de Ben Barka. Mais il faut considérer qu'ils m'ont rapporté tout cela en confidence et n'ont jamais pensé que les faits tomberaient un jour dans le domaine public. Oufkir avait en outre établi sur l'affaire Ben Barka un dossier qui devait être publié en temps utile. Au reste, il était de notoriété publique qu'Oufkir aussi bien que Dlimi n'avaient fait longuement carrière que comme suppôts de la dictature et de sa lutte contre l'opposition.

 Nous autres les «officiers libres» savions bien que ni l'un ni l'autre ne jouerait jamais un rôle important dans un futur Maroc libéré, mais ils nous étaient nécessaires. Notre «mariage» avec Oufkir et Dlimi fut d'entrée de cause un «mariage de raison». Tous deux étaient, à l'origine, des militaires de carrière formés en France, à la solde de la puissance coloniale. Il en allait de même pour l'ensemble de l'armée marocaine. En régime démocratique, ils auraient été eux aussi démocrates, mais Hassan les exploitait exactement comme l'avaient fait les Français avant lui.

 Au fond, seuls les politiciens comme Ben Barka, par exemple, étaient responsables de la mauvaise gestion du régime; les soldats se contentaient d'exécuter les ordres. Mais les politiciens songeaient exclusivement à leur avantage personnel, et recherchaient par conséquent la faveur du roi.

 Quand Dlimi et Oufkir découvrirent peu à peu qu'ils n'avaient à jouer aux yeux du souverain que le rôle de chiens d'attache, et que l'armée n'était pas grand-chose de plus qu'une garde du corps d'Hassan, ils s'amorça en eux un changement. Le roi les utilisait comme marteaux, mais un marteau prend exactement autant de coups que le clou sur lequel il tape, et n'en sort pas non plus indemne en fin de compte. Lorsqu'ils eurent pris pleinement conscience de la déchéance du roi et de son régime, ils se décidèrent à assumer leur responsabilité de citoyens et d'êtres humains en tentant d'abattre la clique au pouvoir.

 J'étais moi-même farouchement déterminé à ne jamais me prostituer politiquement, et je ne voulais en aucun cas me laisser atteler à la charrette de la caste néo-colonialiste au pouvoir. Je n'avais jamais été tellement convaincu de l'innocence de Dlimi et Oufkir dans l'affaire Ben Barka. Mais Ben Barka et Oufkir n'étaient pour ma génération que les deux faces de la même médaille; ils s'étaient commis bien trop profondément avec le régime, malgré leur changement ultérieur. Si mon pays devait jamais abattre la monarchie et passer à la démocratie, il serait bien temps alors de se distancier d'Oufkir, et de le combattre au besoin.

 Ce qu'Oufkir m'avait rapporté de l'état de la cour m'avait profondément secoué. Le jour vint où je ne fus plus capable de dissimuler mes sentiments et je lui dis : «Vous m'avez fait grand honneur en vous confiant à moi. Je suis prêt à me lancer dans une attaque suicide pour exécuter le roi.» «Non», refusa-t-il, «c'est mon affaire. Je ne suis pas disposé à abandonner à un autre l'honneur d'avoir abattu le tyran.» La haine du potentat terroriste et de l'oppression est très profondément enracinée au Maroc, et Hassan porte la responsabilité de tout ce qui est pourri dans notre pays.

 A dater de ce jour, nous fûmes alliés, Oufkir et moi. Je dormais dans une chambre de la villa d'Oufkir à Souissi et, de là, je gagnais tous les matins le stationnement de Moulay-Ismail où je continuais à commander mon unité blindée.

 Mon puissant allié était tantôt très loquace, tantôt extrêmement taciturne. Il me parlait souvent de Nasser et de son manifeste idéologique ou «charte nationale» qu'il avait étudié à fond.

 Il était d'avis que les base américaines du Maroc devaient disparaître. «La plus grande de toutes ces bases est le palais royal», disait-il. «Très juste», approuvais-je. «Les bases essentielles du néo-colonialisme ne sont plus de caractère militaire comme dans le cas du colonialisme traditionnel, mais de nature économique, culturelle et politique.»

 

Table des matières:

 




 Nouveaux projets de révolte

 

Les préparatifs de notre première tentative de putsch commencèrent trois mois après l'insurrection manquée de Skhirat. Tant Oufkir que moi-même avion élaboré toutes sortes de plans. C'est à l'occasion d'une promenade en voiture que le général me mit au courant de l'un de ses projets qui me parut simple et prometteur. «Hassan, qui est aussi commandant en chef des forces armées, vient presque tous les jeudis à l'état-major présider la réunion des commandants de corps. Il y a dans la salle de conférences un coffre-forts scellé dans le mur. J'y enferme un pistolet mitrailleur. Lorsque Hassan entre, il me suffit de saisir l'arme pour pouvoir m'emparer de lui. Je lui ordonne de lever les mains, puis je prononce un discours improvisé dans lequel j'exige son abdication immédiate.»

 Il confectionna un croquis qui montrait la disposition de la salle, et sur lequel on pouvait voir où se trouvait le coffre-fort et où prenaient place les commandants de corps et le chef de l'état-major. «Dès qu'Hassan a signé l'acte d'abdication, je dis aux officiers que j'ai agi au nom du peuple. Je suis muni d'un magnétophone sur lequel est enregistré un communiqué que tu rédigeras.

 Là-dessus, j'appelle le général Driss Ben Omar, ministre des postes et télécommunications, et lui demande de se mettre à ma disposition. Il y consent certainement avec empressement. Le prince Moulay Abdallah, frère d'Hassan, reçoit lui aussi un appel téléphonique de ma part. Je le fais venir sous un prétexte quelconque et je l'arrête. Pour finir, je convoque les comandants de toutes les unités militaires qui se trouvent dans la région de la capitale.

 Pendant ce temps, tu m'attends dans le bureau qui jouxte la salle de conférences. A mon signal, tu fonces avec ta troupe de blindés vers la station de radio et de télévision. Tu t'en empares et, là-dessus, tu diffuses le premier communiqué révolutionnaire dont tu détiens l'enregistrement.»

 A l'aide d'un magnétophone simple, acheté dans un magasin de Rabat, j'enregistrai une déclaration en langue arabe que j'avais précédemment soumise au général. Il l'approuva sous réserve de quelques modifications insignifiantes. A sa demande, je donnai un relief particulier aux mots «révolution» et «au service du peuple». Voici les passages les plus importants de cette déclaration :

 

République islamique du Maroc !

Liberté, démocratie politique et économique,
unité islamique !

 Au nom de Dieu et du peuple, de la justice et des droits de l'homme, au nom de tous les martyrs, pour le droit à l'autodétermination du peuple et en raison de sa volonté de choisir lui-même la forme de son gouvernement et de décider lui-même de son destin, nous proclamons une république islamique et l'abolition de la monarchie interdite par le Coran !

 Nous faisons savoir que le tyran, le dictateur, le fou Hassan a été condamné à mort par un tribunal révolutionnaire provisoire pour les crimes et les assassinats qu'il a perpétrés contre notre peuple, et qu'il a été passé par les armes. Jusqu'à nouvel ordre, un Conseil de la révolution provisoire gouvernera le pays, en attendant qu'un Conseil de la révolution ait été désigné au moyen d'élections générales directes. L'armée a désarmé le roi pour armer la volonté du peuple.

 Les hommes qui sont aujourd'hui à la tête de la révolution ne peuvent pas concrétiser les aspirations du peuple par magie. Nous avons fait tomber le roi, c'est tout. C'est au peuple qu'il appartient maintenant d'en finir avec l'oppression et l'exploitation dont se rendent coupables partout dans le pays des milliers de roitelets. Nous tournerons désormais nos baïonnettes contre les tyrans et non contre le peuple.

 

 Tout était prêt pour le grand jour. C'était un jeudi de novembre. La veille, Oufkir avait déposé le pistolet mitrailleur et le magnétophone dans le coffre-fort. Nous prîmes place dans une auto pilotée par un sous-officier. Nous en descendîmes aux abords de la caserne de l'état-major et fûmes salués par la garde d'honneur. J'étais prêt à tout et rempli d'un enthousiasme farouche. Le calme d'Oufkir m'impressionnait.

 Il me serra la main et pénétra dans la salle de conférences. Dans le bureau attenant, j'attendis une demi-heure, peut-être même une heure entière, je ne sais pas exactement, car le temps me paraissait interminable. La porte s'ouvrit enfin. Le général s'avança vers moi et me dit d'un air troublé : «Notre plan tombe à l'eau. Le roi vient de téléphoner pour se décommander.»

 Suivirent sept jours d'une attente épuisante pour les nerfs. Mais le jeudi suivant, le monarque ne parut pas non plus à la rencontre fatidique. Ainsi que me l'apprit Oufkir, le roi avait décidé que les réunions auraient lieu désormais au palais royal. «Alors, réglons-lui son compte là-bas», proposai-je. «Beaucoup trop risqué», objecta-t-il. «Nous devons concevoir un nouveau projet.»

 Peu avant la fin de l'année, Oufkir invita Hassan à visiter la caserne dans laquelle était stationnée la Brigade légère de sécurité (BLS). A l'évidence, Hassan avait flairé le piège, et il ne parut pas. Une autre fois, nous l'attendîmes en vain à la caserne Moulay-Ismail où était cantonnée ma propre compagnie de blindés. C'était la fête du mouton, «Aid el Kebir». Encore une occasion manquée !

 Peu après, à Agadir, Oufkir échappa de justesse à un accident d'hélicoptère. «C'est Hassan qui a fait saboter l'hélicoptère», m'assura-t-il. On dit au Maroc que les hélicoptères servent à faire mordre la poussière aux généraux.

 Nous crûmes puvoir remplir notre mission en mars 1972. Hassan devait participer à une conférence au mess des officiers. La salle de conférences comportait aussi un local de projection. Oufkir y cacha son arme. Mais le roi devenu méfiant ne vint pas à la réunion.

 La tentative suivante eut lieu début juin 1972. Ce jour-là, le prince Moulay Abdallah donnait dans sa résidence d'été située à dix kilomètres au nord du palais de Skhirat une réception privée, à l'occasion de sa promotion au rang de «représentant personnel du roi». Selon Oufkir, Hassan devait assister à la réception. Un soir de juin, Oufkir me téléphona pour me demander de me rendre à sa villa de Souissi.

 A mon arrivée, il m'apprit que le monarque était attendu au palais d'été d'Abdallah vers vingt-deux heures. avec une escorte de gardes du corps réduite. Il fut décidé que nous déclencherions une attaque surprise en plein milieu de la fête. Notre groupe ne devait comporter que quatre personnes : le général, deux de ses gardes du corps et moi-même.

 Je plaçai dans le coffre de la BMW du général quatre fusils mitrailleurs tirés de son arsenal, dont un équipé d'un silencieux, quatre pistolets mitrailleurs, quelques caisses de munitions, deux tenues de camouflage et deux casquettes portant des insignes de grades - nous étions tous quatre en civil. Les invités ne savaient pas que le roi allait les honorer de sa visite.

 J'ai déjé indiqué qu'un tribunal militaire secret avait condamné Hassan II à mort pour crimes contre l'humanité, l'islam et le peuple maraocain; le roi devait être exécuté tout au début du coup de main; quant aux autres invités, nous voulions les arrêter. Puis nous irions à Rabat où je devais achever l'opération avec mes troupes blindées.

 Au moment où nous nous apprêtions à quitter la chambre à coucher d'Oufkir où nous avions réglé les derniers détails - il était alors vingt-deux heures environ -, le général baisa le Saint Coran et déclara : «C'est pour mon pays que je fais cela.» Après quoi je m'emparai du Coran, y posai la main et jurai d'aller jusqu'au sacrifice de ma vie pour le service de Dieu et du peuple en lutte contre la tyrannie, l'injustice et l'esclavage.

 Arrivés à la résidence du prince à Fallouka, sur la route qui conduit de Skhirat à Rabat, nous fûmes épouvantés d'apercevoir devant le bâtiment une bonne douzaine de voitures de police. Quand le roi se déplaçait incognito, il n'était pas, d'habitude, accompagné d'une pareille escorte. L'essentiel des divertissements royaux de ce genre consiste, pour les invités, à se remplir la panse de vin et d'eau-de-vie.

 De l'autre côté du palais était garé un camion de soldats appartenant à la garde personnelle du roi. Oufkir, qui n'avait pas été invité, entra seul dans le bâtiment pour reconnaître les lieux. Pendant ce temps, j'attendais dehors. Il revint deux heures plus tard. «C'est techniquement impossible», m'annonça-t-il avec accablement.

 Une autre tentative échoua deux semaines plus tard. Elle se rapprochait de la première qui aurait dû avoir pour théâtre la caserne de l'état-major de l'armée. Oufkir avait demandé à Hassan de donner aux officiers une conférence sur la «stratégie moderne» - il faut dire qu' Hassan est fermement convaincu qu'il s'y connaît en stratégie, alors que les seuls ouvrages qu'il a étudiés sérieusement sur le sujet sont «Le Prince» de Machiavel et «Les Protocoles des Sages de Sion», notre roi étant un fervent admirateur de Machiavel et des juifs.

 La conférence devait être présentée à la cantine de l'état-major de l'armée. Il était prévu, cette fois encore, qu'Oufkir surprendrait le monarque pendant la réunion; la suite devait se dérouler conformément à notre premier projet. Le roi ne vint pas, on ne sait pourquoi.

 Pour que le monde comprenne immédiatement le sens de notre révolution, nous avions projeté d'inviter le jour même du coup d'Etat le journaliste égyptien Mohamed Heykal, qui est un partisan notoire de Nasser. Il était alors rédacteur en chef du journal cairote Al-Ahram. Le mouvement de réveil islamique n'était pas encore à ce moment-là la force révolutionnaire que l'on connaît aujourd'hui. La communauté islamique d'alors était plus proche des monarchies d'Arabie séoudite et du Maroc que des révolutionnaires.

 L'absence d'Hassan aux différents rendez-vous s'expliquait principalement par le fait qu'il était trop absorbé par sa vie privée. Ses intérêts principaux sont le haschisch, les femmes et le golf, ce qui signifie qu'il est très occupé et n'a malheureusement plus guère de temps à consacrer aux fastidieuses obligations de la vie publique.

 Voici à peu près son programme quotidien habituel : il se lève aux alentours de onze heures, se rend au terrain de golf où il joue jusque vers douze heures trente. Pendant qu'il s'adonne au golf, les ministres et les officiers supérieurs le suivent pour lui faire signer toutes sortes de documents. A seize heures, il reçoit des invités dans le bourdonnement des caméras de télévision - apparaître à la télévision chaque jour est pour lui de toute première importance. Quand vient le soir, il est grand temps de songer aux poules et au hasch. Ces plaisirs l'occupent jusque très avant dans la nuit.

 Avant la rencontre au sommet de l'Organisation de l'Unité Africaine, qui se tint à Rabat en 1972, le roi fit mettre toutes les unités de l'armée en état d'alerte. Même les officiers furent consignés. Je proposai à Oufkir de tenter un nouveau coup d'Etat le 10 juillet, jour de l'anniversaire d'Hassan, soit un an jour pour jour après la révolte de Skhirat. Une cérémonie devait réunir en grande pompe au palais de Skhirat les invités habituels. Le général rejeta mon projet, mais je me rendis au palais de mon propre chef pour assister à cet honteux anniversaire.

 Pour la seconde fois, je me retrouvai au palais en présence de l'exploiteur et considérai son visage sur lequel mille vices avaient laissé leurs traces. Déguisé en cow-boy, il badinait avec ses invités rampants. En guise de mise en train, il leur demanda en français d'observer quelques minutes de silence à la mémoire des victimes de la trahison commise au même endroit l'année précédente.

 Le lendemain soir, le roi invita Oufkir à une réception baptisée «Nuit des femmes». A son retour, le général raconta avec le plus profond dégoût qu'Hassan s'était enivré à mort. Il avait baisé la main de toutes les femmes présentes et leur avait ensuite jeté une poignée de joyaux. Ces grandes dames, femmes ou maîtresses de ministres et de hauts fonctionnaires, s'étaient jetées dessus, se disputant les précieux cailloux. Hassan était à ce point gorgé d'alcool et de drogue qu'il avait peine à tenir sur ses jambes. Il était constamment soutenu par deux gardes du corps qui psalmodiaient inlassablement : «Longue vie à Amir al Mouminen» («au saint commandeur des croyants»).

 C'est au cours d'un déjeuner chez Oufkir que furent réglés les derniers détails du projet qui devait entraîner la chute du roi Hassan II. Le monarque devait être contraint à l'abdication le lendemain ou, en cas de refus, être condamné à mort par un tribuanl révolutionnaire secret et exécuté. C'est donc au déjeuner que fut prise la décision définitive : le jour suivant, 16 août 1972, devait être le dernier jour du règne sur le Maroc d'un homme que nous considérions tous deux comme un despote et un tyran, et que nous détestions du fond du coeur.

 Cela faisait un an que nous réfléchissions en secret et que nous peaufinions notre projet. L'heure de la chute du dictateur était venue. Les deux hommes attablés étaient d'accord sur tous les détails de l'imminent coup d'Etat; la clandestinité de l'année écoulée nous avait soudés. Notre confiance réciproque était celle de deux hommes plongés dans une situation comportant pour tous deux le danger d'un échec dû à l'erreur ou à la trahison, et d'une longue agonie sous la torture.

 Notre but était le même, tout au moins à court terme : abattre le roi. Cependant, même si je saisissais les avantages d'une collaboration, je ne perdais jamais de vue que nous étions en réalité deux être fondamentalement différents : on ne voit guère comment notre collaboration aurait pu survivre, ne serait-ce qu'aux premières heures du triomphe consécutif à une révolution réussie.

 La luxueuse villa où nous déjeunions était située dans le quartier chic de Souissi, dans la banlieue de la capitale, Rabat. L'amphitryon était le général Mohamed Oufkir, ministre de la défense et commandant en chef de l'armée, l'homme le plus puissant du Maroc après le roi. Le général Oufkir avait cinquante-deux ans, c'était un Berbère né dans le village d'Ain Chair près de Ksar-Souk dans le Haut-Atlas, où son père avait été chef de tribu.

 Moi, son invité, j'étais un jeune lieutenant des troupes blindées âgé d'environ vingt-cinq ans. Je ne connais pas mon âge exact, du fait que le petit village berbère du Maroc du sud où j'ai vu le jour ne tenait pas de registre des naissances. Un an plus tôt, j'étais devenu le plus proche collaborateur du général et son aide de camp, de sorte que mon influence était bien plus grande que ne le laissait soupçonner mon rang d'officier subalterne.

 En ce jour fatidique, nous étions tous deux obligés de nous fier l'un à l'autre, car nous avions décidé de collaborer dans une opération qui pouvait nous coûter la vie à tous deux, si elle était éventée. Et pourtant : à peine plus d'un an auparavant, le général Oufkir avait été l'homme que je détestais le plus au monde à part le roi.

 Oufkir représentait alors tout ce que j'abhorrais le plus : l'arbitraire, le despotisme, l'oppression et tout particulièrement l'immoralité. Le général couvrait un système qui était en contradiction avec toutes les valeurs fondamentales de la foi islamique, qui ne parlent ni de rois ni de princes, mais d'hommes égaux en condition.

 Le général était à la tête d'une armée qu'on n'engageait pas où, à mon point de vue, il aurait fallu l'engager, à savoir dans la lutte pour l'unité des musulmans et des Arabes, pour les droits des Palestiniens et contre l'occupant, l'Etat d'Israël.

Non, les forces armées étaint retenues au Maroc pour protéger l'injustice et la stagnation, et aussi pour étouffer la moindre ébauche de protestation populaire contre des maux sociaux qu'on pouvait littéralement toucher du doigt si l'on prenait seulement la peine de s'éloigner de quelques centaines de mètres du palais royal pour pénétrer dans l'effroyable bidonville de Chella, situé dans une vallée, juste au pied des murs du palais; ou si l'on mettait les pieds dans le quartier misérable de Jaacob el Mansour, en bas, près de la plage, où trente-cinq mille personnes tentent de survivre à quelques kilomètres seulement du quartier chic.

 Oui, les injustices étaient manifestes pour quiconque voulait les voir. Les gens vivaient dans l'avilissement le plus profond et tout espoir leur était interdit. Ils avaient peur du lendemain : leur existence pouvait prendre fin brusquement sans laisser la moindre trace, et rien n'indiquerait alors qu'un être avait vécu et respiré là, qu'il avait osé espérer en un monde plus juste, libéré des soucis. L'existence de ces gens s'apparentait à une lumière vacillante qui pouvait s'éteindre d'un instant à l'autre, car les sbires du roi pouvaient les découvrir et leur demander compte de leur aspiration à une vie meilleure.

 Depuis que, étudiant, j'avais acquis au milieu des années soixante une conscience politique, j'avais détesté, combattu et redouté Oufkir. Il avait été dans un premier temps chef de la police. En 1965, il avait conduit les troupes chargées de réprimer une révolte spontanée en faveur des droits de l'homme, de davantage de pain et peut-être aussi d'un peu plus de liberté. J'avais moi-même été arrêté à l'époque et torturé pour avoir été l'un des meneurs.

 Et voici que le 15 août 1972 j'étais attablé en face du même Oufkir et discutais les derniers détails d'un projet destiné à mettre fin à la tyrannie, d'un projet que le général lui-même avait élaboré. C'est Oufkir qui avait changé, pas moi.

 Nous étions maintenant associés dans une aventure qui pouvait se terminer pour nous par le supplice et la mort. Dans vingt-quatre heures, nous pouvions être morts tous les deux. Mais si notre audacieuse entreprise était couronnée de succès, nous nous retrouverions inévitablement adversaires. Notre position, notre expérience, nos convictions idéologiques étaient par trop différentes. Oufkir était un homme du passé. J'incarnais l'avenir. J'étais prêt à m'allier avec le diable lui-même si cela pouvait conduire à la chute du régime de tyrannie du Maroc, ai-je pensé plus tard.

 Nos propos de table nous avaient permis de régler un point obscur de notre projet. Le roi avait fait savoir qu'il rentrerait le lendemain par avion d'un voyage en France. Oufkir avait appris la nouvelle dans le courant de la matinée.

Le plan de rechange consistant à attaquer le bateau du monarque pouvait donc être classé. La responsabilité de l'action incombait dès lors à l'aviation militaire. Au moment où le Boeing 727 du roi Hassan approcherait de la côte marocaine, trois avions de combat devaient le rejoindre comme pour lui servir d'escorte. Mais l'ordre des pilotes était de contraindre l'avion du roi à se poser sur l'aérodrome militaire de Kenitra. Là, les troupes rebelles devaient décider du sort du souverain.

 Pour clore le déjeuner, nous récitâmes, selon le rite ancien, la sourate Al Fatiha.

 A six heures du matin le 16 août 1972, les premiers rayons du soleil tombèrent sur les treize chasseurs stationnés sur l'aérodrome de Kenitra, à douze kilomètres au nord de Rabat. C'était un temps idéal pour voler.

 Les appareils étaient des avions américains de type Northrop F. 5. C'étaient presque tous des chasseurs mis à la disposition de l'armée de l'air marocaine. Ils étaient armés de canons fixes qui constituaient une arme de premier ordre pour les attaques sur des objectifs terrestres, mais étaient nettement moins adaptés aux combats aériens.

De tout le personnel de la base aérienne, y compris les quatre cent cinquante militaires du secteur américain chargés, notamment, de la formation des pilotes marocains, un seul homme était au courant du coup d'Etat tout proche. Cet homme était le major Kouera, commandant du secteur marocain de la base.

 La veille au soir, Kouera et l'un de ses supérieurs, le commandant en second de l'armée de l'air Mohamed Amkrane, avaient rencontré le général Oufkir dans un bar de Casablanca pour recevoir les dernières instructions que j'avais préparées avec Oufkir. Kouera et Amkrane étaient nés l'un et l'autre dans le Rif, région montagneuse déshéritée du nord du Maroc.

 Tous deux étaient berbères, et ils n'avaient pas oublié la brutalité avec laquelle l'ancien prince héritier et commandant en chef de l'armée aujourd'hui roi avait réprimé, en 1958, une tentative de soulèvement de la population locale. Ce fut la dernière des nombreuses révoltes parties du Rif contre le pouvoir central néocolonialiste. Il n'avait pas fallu beaucoup de force de persuasion pour les enrôler dans le mouvement de résistance des «officiers libres».

 Amkrane avait eu connaissance du plan de l'«Opération survol» en avril déjà. Il avait alors annoncé à Oufkir qu'il ne pourrait pas piloter de F 5 en raison de l'aggravation de sa néphrite. Il avait proposé de se faire remplacer par le commandant de la base aérienne de Kenitra, le major Kouera.

 Le 15 août, la veille du putsch donc, ils s'étaient réunis tous trois chez Madame Lazrak, épouse d'un ancien ministre des finances. Oufkir avait révélé les derniers détails du projet, ajoutant que le succès était assuré à cent cinquante pour cent. Toutefois, en cas de complication, Oufkir se trouverait à l'aérodrome de Rabat-Salé et prendrait lui-même en main le commandement des troupes du champ d'aviation.

 Restaient deux autres militaires stationnés à la base aérienne, le capitaine Lhjad Larabi et le lieutenant Hassan Midawi, qui ignoraient encore en ce matin fatidique du 16 août qu'ils avaient été choisis pour piloter les deux autres avions de l'escorte.

 Pour des raisons de sécurité et de strict maintien du secret, Oufkir et moi avions décidé de ne mettre au courant du projet que les participants directs à l'opération. A part Oufkir et moi, seuls Amkrane et Kouera connaissaient l'«Opération survol».

 Durant la nuit du 15 au 16 août, le général Oufkir n'avait pas fermé l'oeil. Il était resté debout jusqu'à l'aube, puis était parti sans un mot pour Temara, tout près de Rabat, au sud. Il avait regagné sa villa de Souissi vers onze heures.

 En compagnie du commandant en second del'armée de l'air Amkrane, il avait rencontré le colonel Lyoussi, commandant en chef des forces aériennes. Le colonel Lyoussi s'était laissé persuader d'envoyer trois appareils F 5 escorter le roi à son retour au Maroc.

 Au château du roi Hassan, près de la ville de Beauvais, à vingt-quatre kilomètres au nord de Paris, on préparait ce matin-là le retour au Maroc. Le monarque avait passé trois semaines au château dans le cadre d'une visite privée.

 Il était accompagné, notamment, du colonel Ahmed Dlimi, commandant des aides de camp royaux et ancien chef suprême de la police. En comptant les courtisans, les concubines, les membres du gouvernement et les gardes du corps - ces derniers commandés par un mercenaire français, le commissaire Sassia - c'étaient bien cent personnes qui, les vacances d'été terminées, allaient rentrer au Maroc avec le roi.

 Ce jour-là, je me levai comme d'habitude à six heures et pris mon petit déjeuner. Je ne vis pas le général de la matinée. Après le petit déjeuner, je gagnai le stationnement au volant de ma Fiat. Sur le siège arrière se trouvait ma tenue de campagne verte que j'allais endosser au stationnement. Je pensais à ce que le général avait dit en me réveillant à trois heures et demie. Il venait de rentrer de Casablanca où il avait eu une ultime conversation avec Amkrane et Kouera dans un bar de l'Avenue Hassan II.

 «A la grâce de Dieu», avait dit le général. «Tout est prêt et la situation se présente bien.» Il avait voulu entendre une dernière fois l'enregistrement du communiqué que j'avais rédigé et dont nous comptions donner lecture à la radio après la réussite du coup d'ETat.

 Curieusement, je n'éprouvais ni nervosité ni crainte. Au contraire, je me sentais heureux. Toute ma vie, j'avais attendu ce jour qui me verrait participer à la chute du régime tyrannique qui opprimait le Maroc. Aussi étais-je rempli d'enthousiasme, quoique extérieurement tout à fait calme et froid.

 Je n'envisageais aucunement la possibilité d'un échec. Il paraissait aller de soi que tout se déroulerait conformément au plan. La perspective de participer en personne au changement du cours de l'histoire de mon propre pays m'emplissait d'un sentiment fantastique et j'étais reconnaissant à la destinée du rôle qu'elle m'attribuait. C'est avec joie que j'acceptais tous les risques pour libérer mon pays de la domination des fripouilles qui le tenaient asservi.

 Je passai les heures de la matinée à vérifier la quantité de munitions dont disposait mon unité composée de dix-sept véhicules blindés du type EBR. J'ordonnai ensuite à mon ordonnance d'inspecter les hommes, le matériel et les armes. Ce faisant, je m'efforçais de donner l'impression qu'il s'agissait d'une simple affaire de routine. Il ne se passa plus rien de particulier jusqu'au déjeuner avec Oufkir.

 A deux heures, ayant mangé, nous convînmes que je devais retourner à la caserne comme prévu, pour m'y tenir prêt avec mes véhicules. Le général devait gagner l'aérodrome de Salé à une quinzaine de kilomètres au nord de Rabat. Il devait se rendre directement à la tour de contrôle et y attendre que le contact radio avec le Boeing du roi soit établi.

 Ausitôt annoncé le succès de la première phase de l'opération, il devait venir me rejoindre à la caserne Moulay Ismail qui dépendait également de l'état-major des troupes blindées de l'armée. C'est là que le putsch devait être déclenché. Dès l'arrivée d'Oufkir, je devais prendre le commandement de la caserne et arrêter le commandant des forces blindées, le colonel Hatimi, s'il y apparaissait. Sa capture ne devait présenter aucune difficulté.

 D'autres «officiers libres» devaient venir d'autres villes pour nous apporter leur concours et je devais leur indiquer les arrestations à effectuer. Compte tenu de l'état d'esprit de l'armée et du peuple, nous comptions que tout le monde se joindrait à la révolte pour peu que quelqu'un la mette en branle. C'est notre base qui devait jouer ce rôle. Une fois le roi évincé, il n'y aurait plus à craindre de résistance sérieuse. Oufkir était, sur le papier tout au moins, commandant en chef des forces armées, et il était avec nous.

 Ministre de la défense depuis un an, Oufkir était devenu très populaire parmi les jeunes officiers. Je devais arrêter les officiers dirigeants de la caserne Moulay Ismail, puis prendre le commandement des quarante tanks, des mille hommes et des vingt «officiers libres» qui devaient venir renforcer nos effectifs à partir d'autres unités. Nous avions prévu qu'Oufkir mettrait toutes les unités de l'armée, y compris celles de la capitale, en état d'alerte.

 J'étais à peine rentré à la caserne, le déjeuner terminé, que les premières consignes arrivaient, et je pus donner l'ordre d'équiper les chars de munitions de combat sans que personne ne s'en étonnât. L'ordre arriva du quartier général à quatorze heures trente. Avant de quitter le QG pour gagner l'aérodrome, Oufkir téléphona au colonel Hatimi, commandant des forces blindées, pour l'envoyer à l'aérodrome où nous voulions rassembler toutes les personnalités dirigeantes et les ministres, sous couleur d'accueillir le roi, ce qui nous premettrait de les arrêter tous ensemble aussitôt le roi en notre pouvoir.

 Je causais avec quelques officiers et plaisantais avec eux à porpos du putsch de Skhirat. Il fallait que tout parût normal, routinier, et pourtant j'éprouvais le sentiment déchirant que les choses allaient mal tourner. La décision d'envoyer les trois pilotes ne me plaisait guère. Qui pouvait donc exclure que le roi aurait vent de toute l'affaire par contact radio durant le vol et qu'il donnerait alors l'ordre de poser l'avion ailleurs ?

 «Je vois une meilleure solution», avais-je dit à Oufkir au cours du repas. «Laissons le roi atterrir sans entrave à l'aéroport de Rabat-Salé que j'aurai déjà cerné avec mon unité blindée. Je l'arrêterai alors moi-même à l'aéroport avec tous les ministres et officiers supérieurs qui l'attendront. Nous les enfermerons dans un hangar à avions jusqu'à ce que nous ayons la situation en main. Tout le monde pourra assister à l'arrestation du roi et comprendra alors que c'en est fait de son pouvoir.»

 Oufkir avait rejeté cette proposition. Si les trois pilotes ne parvenaient pas à contraindre l'appareil du roi à l'atterrissage, ils l'abattraient purement et simplement, avait-il déclaré. «Il n'y a pas l'ombre d'un danger d'échec. Notre plan est sûr à cent cinquante pour cent», avait dit Oufkir. Ce furent ses dernières paroles avant que je ne reparte pour la caserne Moulay Ismail. Dès quinze heures, installé dans mon char, j'attendais la nouvelle escomptée.

 A la même heure, le commandant en second de l'armée de l'air, le lieutenant-colonel Mohamed Amkrane, se trouvait dans la tour de contrôle de la base aérienne de Kenitra, à la tête d'un groupe d'officiers. De là, ils pouvaient entendre ce qui se passait dans l'espace aérien séparant Kenitra de la Méditerranée. Le major Keroua et deux autres jeunes officiers s'étaient déjà envolés à la rencontre du Boeing du roi.

 

Table des matières:

 

 






Coup d'Etat manqué

 

Le 16 août 1972 aux alentours de seize heures, le Boeing 727 privé du roi, un avion civil ayant appartenu à la compagnie aérienne marocaine «Royal Air Maroc» (RAM) , survole la côte marocaine près de la ville de Tetouan, en provenance de France via Barcelone, avec à son bord cent passagers - le monarque et sa cour.

 Le pilote civil, Mohamed Kabbj, voit soudain approcher trois chasseurs du type Northrop 15. Les appareils forment une escorte de protection pour l'avion royal. Assis à son bureau, Hassan II joue aux cartes avec le mercenaire français Sassia, son garde du corps. Le major Keroua, qui pilote un des trois appareils, donne à Kabbaj par radio l'ordre d'atterrrir à l'aérodrome militaire de Kenitra, mais Kabbaj s'y refuse, après avoir consulté le roi.

 Brusquement, les trois chasseurs attaquent le Boeing à la mitrailleuse. La partie inférieure du Boeing et l'un de ses moteurs sont endommagés, mais il réussit à poursuivre son vol. Quittant précipitamment son bureau , le roi se hâte de rejoindre le pilote dans le cockpit. Il se saisit du microphone de la radio.

 Entrant en communication avec les pilotes des avions attaquants, il se fait passer pour l'opérateur radio du Boeing. «Le roi est grièvement blessé et à l'article de la mort.», dit-il en demandant la permission d'atterrir à l'aéroport de Rabat-Salé, afin que soient évités d'autres dégâts et d'autres pertes en vies humaines.

 Il devait s'avérer plus tard que les soldats chargés d'équiper les chasseurs en munitions avaient confondu les fusées explosives et les munitions d'exercice. En outre, la mitrailleuse de Kouera s'était enrayée. Dans un ultime effort désespéré pour le forcer à atterrir, Kouera tenta d'éperonner le Boeing avec son propre avion, mais sans succès. Son chasseur fut gravement endommagé, lui-même s'éjecta et descendit en parachute.

 Blessé et souffrant d'une fracture, il fut immédiatement appréhendé par la police au voisinage d'Oulad Khalifa, et conduit prisonnier à Rabat

sur les chapeaux de roues. Les deux autres avions de chasse regagnèrent la base aérienne de Kenitra pour charger des munitions de guerre.

 L'appareil du roi atterrit à Rabat-Salé grâce au seul moteur encore en état de fonctionner. Il était alors seize heures dix. Hassan était muet de terreur et totalement désorienté. Il débarqua, inspecta une garde d'honneur qui attendait là, puis se retira dans le bâtiment principal de l'aérodrome où il resta environ cinq minutes.

Vers seize heures quarante, quatre chasseurs firent leur apparition et se mirent à mitrailler les bâtiments de l'aéroport et les pistes d'atterrissage. Les avions attaquaient par vagues successives. Huit personnes furent tuées, et quarante-sept autres blessées, dont quatre ministres membres de la délégation venue accueillir le monarque. Hassan, son frère, le prince Moulay Abdallah et un groupe de policiers s'étaient réfugiés dans un bois proche de l'aérodrome. Puis Abdallah et les policiers prirent le chemin de l'ambassade de France, pendant que le roi lui-même cherchait asile à l'ambassade du Liban.

 Pendant ce temps, huit autres avions de la base aérienne de Kenitra - placée sous les ordres du colonel Amkrane - s'attaquaient au palais royal de Rabat. A seize heures quarante-cinq, huit chasseurs surgirent dans le ciel de Rabat et se mirent à bombarder le palais royal. Les deux pilotes qui avaient accompagné Kouera et regagné Kenitra. après l'attaque manquée contre le Boeing. pour charger de la munition à balles avaient ordonné à dix autres avions de les suivre pour tenter d'intercepter tout de même le Boeing. Mais celui-ci avait atterri depuis longtemps. Ils essayaient dès lors d'attaquer le roi là où il était présumé se trouver : à l'aéroport ou au palais.

 A la suite de l'attaque aérienne contre le palais royal et ayant appris l'échec de l'opération, le commandant en second de l'armée de l'air Mohamed Amkrane et le lieutenant Hassan Midawi, qui avaient été mêlés tous deux à l'attaque contre le Boeing et le palais, quittèrent l'aérodrome de Kenitra à bord d'un hélicoptère dont les trois membres d'équipage avaient reçu l'ordre de rallier Gibraltar. A l'arrivée, les trois hommes de l'équipage expliquèrent à l'officier britannique qui les recevait qu'ils n'avaient rien à voir avec la tentative de putsch et voulaient regagner le Maroc sans délai.

 Amkrane et Midawi demandèrent l'asile politique à la Grande-Bretagne. Le gouvernement marocain exigea en revanche leur extradition immédiate. Ils furent gardés en détention jusqu'à ce que le gouverneur de Gibraltar, Sir Varyl Begg, prît la décision, après consultation avec le ministère des affaires étrangères de Londres, de les extrader, au motif que la présence des deux officiers marocains à Gibraltar «n'était pas dans l'intérêt général», de l'avis du gouvernement conservateur anglais.

 Les cinq Marocains furent rapatriés à bord d'un avion de la Royal Air Force, aussitôt tombée la décision de renvoi, le soir du 17 août. Quelques mois plus tard, Amkrane et Midawi allaient être collés au mur avec onze autres pilotes.

 A son arrivée au Maroc, Amkrane fut conduit au palais devant le roi. «Tu es un cadavre ambulant», lui dit Hassan. «Savais-tu que tu n'avais plus que dix-huit mois à vivre ? - «Je savais bien que je devais mourir un jour comme tout le monde, mais la date de ma mort ne m'était pas connue», répliqua l'officier. Interrogé sur l'instigateur de l'attentat, Amkrane répondit qu'il avait reçu ses ordres du général Oufkir.

 Le ministre de l'intérieur Mohamed Benhima raconta quelques jours après l'attentat que lui-même et les autres ministres venus accueillir le roi à l'aérodrome avaient été extrêmement surpris de voir le général Oufkir les quitter brusquement pour se rendre à la tour de contrôle. A son atterrissage, le roi avait réclamé la présence immédiate d'Oufkir, mais ce dernier était déjà sur le chemin de la caserne Moulay Ismail.

 J'étais assis dans mon char dans la cour de la caserne. Il était entre seize et dix-sept heures. Je disposais d'une mitraillette et d'une masse de grenades à main, et j'étais farouchement décidé, au besoin, à résister avec ma compagnie des jours entiers. Mais qu'était-il arrivé ?

 Vers quatre heures et demie, je vis tout à coup Oufkir, accompagné d'un capitaine, franchir à toute vitesse le portail de la caserne à bord une automobile noire. Je n'avais aucune idée des événements des dernières heures. Je crus que l'opération avait réussi et qu'Oufkir me rejoignait pour la suite du programme. Comme Oufkir descendait de voiture, j'entendis quelqu'un l'appeler d'un bureau voisin et lui annoncer que le roi le demandait au téléphone. Je vis Oufkir entrer dans ce bureau d'un air nerveux, sans savoir, naturellement, ce qu'il disait au roi. Deux minutes plus tard, il remontait précipitamment en voiture et quittait l'aire de la caserne sans m'avoir seulement adressé la parole.

 Je ne comprenais rien à ce qui se jouait et me trouvais condamné à l'attente : je n'osais pas prendre d'initiative, de peur de compromettre toute l'affaire. Un quart d'heure plus tard, à peu près, je vis huit avions attaquer le palais à la roquette.

 Au Maroc, le palais royal de Rabat symbolise la corruption, l'exploitation et l'oppression. C'était une expérience extraordinaire que de pouvoir assister en direct au bombardement de ce symbole de la pourriture. Certes, cela n'entrait pas dans le projet initial, mais je crus qu'Oufkir en avait décidé spontanément, sans m'en informer.

 Mes camarades officiers, retenus à la caserne, s'approchèrent de moi pour me demander ce que tout cela signifiait. «N'y a-t-il rien que nous puissions faire ? Faut-il que nous restions là à traînasser et à bayer aux corneilles ?» me demandèrent-ils plaintivement. Mais je gardai mon secret.

 J'appris plus tard ce qui s'était passé. Alors qu'Oufkir se trouvait à la tour de contrôle de l'aéroport de Rabat-Salé, il avait appris par un message radio en provenance de l'avion royal qu'Hassan était mort. Selon notre plan, il devait alors me rejoindre. Je devais prendre le commandement de la caserne, puis m'emparer de la station de radio, après quoi je diffuserais notre déclaration et Oufkir donnerait ses instructions à toutes les unités de l'armée.

 Mais, pendant qu'Oufkir parcourait les quinze kilomètres qui séparaient l'aéroport de ma caserne, le Boeing avait atterri. Alors qu'il survolait le Rif, au nord du Maroc, il avait reçu de Kouera l'ordre de se poser à Kenitra. Comme on l'a vu, le pilote avait refusé d'obéir et Kouera avait tenté d'abattre l'avion royal. Par radio, il avait dit aux deux autres pilotes : «Je sacrifie ma vie à mon pays et à mon peuple.»

 Il avait compris qu'une erreur fatale avait été commise dans l'approvisionnement des chasseurs en munitions. Il avait bien donné l'ordre d'équiper les avions de munitions de combat explosives, mais, étant le commandant, il ne l'avait pas fait lui-même. On peut seulement supposer que les simples soldats chargés d'exécuter l'ordre s'étaient trompés. C'étaient des analphabètes et ils pouvaient avoir choisi la mauvaise caisses de munitions, à moins qu'ils n'eussent mal compris l'ordre et pensé qu'il s'agissait d'un exercice ordinaire.

 Kouera ne contrôlait jamais l'exécution de ses instructions et ç'avait été une erreur fatale. Si son chasseur avait été équipé de fusées explosives et de munitions de guerre, une seule fusée ou une seule salve de mitrailleuse aurait suffi à abattre le Boeing.

 Après qu'il eut sauté en parachute, les deux autre pilotes, ayant eux aussi manqué leur attaque contre l'avion royal faute de munitions appropriées, avaient regagné la base aérienne. La nouvelle du putsch s'y était répandue comme une traînée de poudre et les autres pilotes avaient porté un toast à la «République islamique». Dix d'entre eux avaient pris l'air à bord de leurs avions; c'est à leur attaque contre le palais que j'avais assisté. Il s'était donc agi d'une action improvisée qui m'avait surpris et déconcerté, tout comme Oufkir, certainement.

 Comme je l'ai dit, pendant qu'Oufkir se dirigeait vers ma caserne, le roi avait atterri. Lui et son frère avaient quitté l'aéroport presque aussitôt. Le monarque s'était réfugié à l'ambassade du Liban, son frère à l'ambassade de France. Entre-temps, les chasseurs avaient attaqué l'aéroport et le palais, l'idée étant qu'Hassan y avait cherché asile.

 Le téléphone avait sonné à la caserne au moment précis où le général Oufkir y faisait son entrée. L'appel provenait du roi, bien vivant. Comment diable avait-il pu savoir qu'Oufkir se trouvait là ? L'avait-il simplement deviné ? Mon stationnement était le plus grand et le plus important de Rabat. L'appel du roi coïncidant avec l'arrivée d'Oufkir pouvait être l'effet du hasard.

 Qu'a-t-il pu se passer alors dans la tête d'Oufkir ? Nul ne le sait et toute spéculation serait oiseuse. Mais, en tout cas, il a dû comprendre que la première phase de notre plan avait été un échec total, de sorte qu'on ne pouvait passer à la seconde sans autre forme de procès. Oufkir m'a-t-il ignoré pour éviter d'attirer l'attention sur moi ? A-t-il pensé que le roi ne savait pas que lui et moi étions les instigateurs du putsch ? Ou a-t-il voulu savoir, avant toute chose, où se trouvait Hassan, afin de commencer par le liquider ? Il se peut qu'il ait agi ainsi. Quoi qu'il en soit, Oufkir se rendit au quartier général de l'armée situé juste à côté du palais.

 Il se peut qu'il ait cru que l'attaque des avions visait non seulement le palais mais aussi le quartier général. Aussi se réfugia-t-il avec d'autres officiers dans l'abri antiaérien du QG. Peut-être aussi a-t-il pensé, les attaques aériennes ayant eu lieu sans son accord, que nous autres jeunes officiers tentions à son insu un putsch parallèle.

 En voyant les chasseurs attaquer le palais, j'avais été moi aussi heureux et furieux à la fois, car j'avais soupçonné un instant qu'Oufkir avait ordonné tout cela derrière mon dos. Nous nous défiions l'un de l'autre comme s'étaient déjà défiés l'un de l'autre Ababou et Madbouh treize mois plus tôt, à l'occasion du putsch de Skhirat !

 Quoi qu'il en soit, le désordre était total. Je restai auprès de ma compagnie de chars pour apprendre autant que possible ce qui s'était réellement passé. L'annonce que le major Kouera était tombé aux mains de la police apporta quelque lumière dans l'obscurité. Kouera était blessé et souffrait d'une fracture de la jambe. On l'amenait de suite à Rabat.

 Officiellement, Oufkir était toujours commandant en chef de l'armée; il fit mine de ne pas connaître l'auteur de l'attentat. Mais Kouera fut torturé au palais et avoua qu'Oufkir était l'instigateur de la tentative de putsch. Le roi fit alors semblant de son côté d'ignorer l'identité du meneur. Il entra en communication téléphonique avec Oufkir, sans lui dire, naturellement, où il se trouvait, ni lui révéler que Kouera était en son pouvoir et avait «chanté». Hassan ordonna à Oufkir d'arrêter les putschistes.

 Il était alors entre dix-huit et dix-neuf heures. Les choses évoluaient désormais très vite. Oufkir essaya de gagner du temps en prétextant être à la recherche des officiers coupables de l'attaque. Il avait appris qu'Amkrane et l'un des deux officiers qui avaient attaqué l'avion avec Kouera s'étaient enfuis à Gibraltar par hélicoptère, et en avait déduit que Kouera devait être mort. Il était bien persuadé - et moi aussi au début - que Kouera avait trouvé la mort dans la chute de son avion.

 Aux environs de vingt heures, le commandant des troupes blindées, le colonel Hatimi, se présenta à ma caserne en provenance du palais. Il convoqua les officiers et nous annonça que des traîtres avaient attaqué l'avion royal, mais qu'une partie d'entre eux étaient déjà sous les verrous, et que la situation était sous contrôle. Selon toute vraisemblance, Hassan avait ordonné à Oufkir de se trouver au palais de Skhirat à ce moment-là. Oufkir obéit à l'injonction. Pourquoi au monde le fit-il ? Comptait-il assassiner lui-même le roi ? Ou voulait-il poursuivre son jeu ?

 La nuit était tombée. Je donnai mes consignes à mes soldats. Personne ne devait s'approcher de notre unité blindée. Ils ne devaient obéir à personne d'autre qu'à moi. J'essayai d'atteindre Oufkir par téléphone, mais il n'était ni chez lui ni au quartier général.

 Parallèlement, je faisais de mon mieux pour m'informer de la situation par l'intermédiaire des postes émetteurs étrangers. Au Maroc, la presse, la radio et la télévision sont à la solde du mensonge d'Etat. C'est le cas, on le sait, dans toutes les dictatures. Tous les media marocains sont aux ordres du roi. Pour obtenir des informations relativement objectives sur l'état du pays, on recourt à des postes émetteurs étrangers comme la BBC ou France Inter. Il n'est pas rare actuellement qu'on m'appelle à Stockholm de Rabat pour me demander s'il y a du nouveau au Maroc ! Cependant, la plupart du temps, les media étrangers ne font eux-mêmes état que des nouvelles «officielles» qu'on leur a livrées en priorité.

 A une heure du matin, j'entendis sur un émetteur français qu'une tentative de putsch avait eu lieu au Maroc. Selon la radio, cette tentative avait été le fait d'officiers de l'armée de l'air. Le général Oufkir s'était suicidé. La nouvelle me secoua violemment. Il me fallait dés lors prendre une décision de toute urgence. Si Oufkir avait réellement attenté à ses jours sans que le roi ne sût rien du rôle que j'avais joué, je pouvais continuer à servir dans l'armée, pensai-je. La radio marocaine ne parlait pas des événements.

 De grand matin, je quittai la caserne par une porte de derrière peu connue. Je traversai un hôpital voisin pour me rendre à ma voiture qui était parquée dans un garage proche, et pris le chemin du domicile d'Oufkir.

 Comme de coutume, un garde en défendait l'entrée. «Le général est-il chez lui ?», demandai-je. Horrifié, j'entendis le garde me répondre : »Quel général ?» «Oufkir», répliquai-je. «Oui, ils ont ramené son cadavre cette nuit. Vous pouvez aller le voir.»

 J'entrai. La première personne que j'aperçus fut le frère d'Oufkir, Moulay Hachem, mortellement triste, comme il se doit. Je rencontrai aussi Coco, la domestique noire. Muette et en pleurs, elle m'accompagna dans la «chambre arabe» où le général Oufkir gisait mort sur un lit. Il était couché sur le dos, recouvert d'un drap blanc. Je rabattis le drap et vis abondance de sang. Un de ses yeux avait été projeté hors de son orbite par un cou de feu tiré par derrière, comme je pus le constater. Un beau suicide ! Le cadavre était criblé d'au moins cinquante balles. Aucun suicidé n'a jamais réussi un tour pareil.

 Je demandai à Coco ce qu'était devenue la serviette du général. Cette dernière contenait bien sûr l'enregistrement de notre communiqué et le texte complet que j'avais écrit à la main. Cette pièce à conviction ne devait évidemment pas tomber en de mauvaises mains. Mais Coco n'avait pas vu la serviette. Je demandai aux deux gardes du corps d'Oufkir un compte rendu des événements. Ils me racontèrent qu'ils avaient accompagné le général au palais, mais qu'on leur avait ordonné d'attendre dehors. Au bout d'une heure environ, le général Sefrioui, commandant de la garde royale noire, les avait rejoints et leur avait enjoint de se retirer. Le général viendrait plus tard, leur avait-il dit.

 Une heure après leur retour à la villa du général à Souissi, une ambulance était arrivée, dans laquelle se trouvait notamment Hsouni, policier spécialisé dans la torture. Il avait été l'un des assassins de Ben Barka. Il ramenait le cadavre d'Oufkir.

 

Table des matières:

 

 

La fuite

 

Je compris que je n'avais pas une minute à perdre. Ils avaient l'enregistrement et savaient tout. La bande n'était pas dans la voiture, que j'avais fouillée moi-même. Elle se trouvait, je le savais de science certaine, dans la serviette du général.

 Il y avait dans ma chambre de la caserne quelques documents secrets qui pouvaient compromettre d'autres officiers, mes amis. C'est pour cette raison que je regagnai la caserne où je pénétrai par le chemin que j'avais emprunté pour la quitter. Je m'apprêtais à brûler mes documents quand le commandant des troupes blindées fit son apparition pour m'annoncer que le degré de préparation avait été abaissé. Je devais ordonner à mes hommes de déposer les armes et leur accorder quarante-huit heures de permission.

 Je dis à mon officier d'ordonnance que ma compagnie ne devait accepter d'ordres que de moi-même et qu'elle devait attendre mes consignes. Puis je brûlai les documents dans le lavabo. Ensuite, je donnai à mon officier d'ordonnance l'ordre d'inspecter les soldats et de recueillir les armes. Quant à moi, lui expliquai-je, je devais passer aux toilettes avant d'assister à l'inspection. Les toilettes donnaient sur la sortie côté hôpital. Elle était pourvue d'un poste de garde. J'apostrophai la garde et lui passai un savon pour manque de vigilance. Il fallait qu'elle crût que j'étais en tournée d'inspection.

 En quittant la caserne, mon premier soin fut de me rendre chez mon amie française. Je n'avais pas d'argent sur moi et il me fallait par conséquent lui emprunter une petite somme. Je lui fis mes adieux et conduisis ma voiture à un garage situé hors de la ville. J'y troquai mon uniforme contre un maillot de bain, des jeans et un pullover. J'abandonnai également mon pistolet et tous les papiers susceptibles de révéler mon identité.

 Je devais apprendre beaucoup plus tard que la police avait envahi le logement de mon amie et m'y avait guetté pendant des jours, armée jusqu'aux dents. On espérait bien que je finirais par y apparaître.

 Mon amie fut arrêtée et interrogée, mais on la libéra sur l'intervention de l'ambassadeur de France. Elle n'avait pas été mêlée à mes projets et les policiers durent la relâcher. Mais il lui fut provisoirement interdit de quitter le pays. Elle a cru longtemps que j'étais mort.

 Après avoir quitté le garage, je pris un taxi à destination d'un bidonville nommé Yakoub-el-Mansur. Ce fut la première étape de ma fuite.

 Je longeai la côte vers le sud, loin de la capitale. La plage était pleine de joyeux baigneurs qui ne se préoccupaient pas le moins du monde des événements du jour précédent, mais faisaient les fous dans le sable et se rafraîchissaient dans les vagues. Vêtu de mon seul maillot de bain, je m'éloignais toujours davantage vers le sud, mes jeans et mon pullover à la main. C'était tout ce que j'emportais dans ma fuite. J'avais abandonné tout le reste : mon travail, mon salaire, mon appartement, mon automobile et ma riche bibliothèque, mais pas mes rêves audacieux d'un avenir plus conforme à la dignité humaine et d'un monde meilleur.

 Mais ces rêves ne me faisaient pas oublier les problèmes pratiques que je devais affronter. Tout au long de la journée, je longeai la côte en évitant autant que possible les grands axes. La police et l'armée avaient sans aucun doute établi des barrages routiers un peu partout.

 Ma première idée avait été de chercher refuge au sud, dans le Sahara. Je pourrais peut-être y vivre parmi les Bédouins, jusqu'à ce que la situation s'améliore. Je me souvenais des Bédouins du Sahara qui passaient à proximité de mon village natal. Mon père leur offrait de reprendre gratuitement les maisons et les champs abandonnés par les villageois partis pour la ville. Les Bédouins remerciaient et déclinaient : ils avaient pour seul bien leur liberté et ne voulaient pas se laisser enchaîner à une portion de terre et de béton.

 Je n'avais donc pas de but vraiment défini. Je ne m'étais de ma vie trouvé dans pareille situation et il ne m'était jamais venu à l'esprit que la chose pût se produire. Les événements s'étaient déroulés à une vitesse inouïe, et je n'avais pas songé un seul instant que le putsch pût échouer et moi m'en sortir vivant. La victoire ou la mort, telle avait été l'alternative.

 Je savais que je devais essayer de quitter le pays, mais cette perspective me semblait aussi illusoire qu'un voyage vers la lune. Je pensais aux nombreux officiers qui avaient tenté de se réfugier à l'étranger après la révolte de Skhirat. Tous avaient été arrêtés et exécutés.

 C'était le 17 août. Je poursuivais une marche qui me paraissait ne devoir jamais finir. Entre Rabat et Skhirat, une des routes les plus importantes du pays conduit à un pont qui franchit une rivière juste au nord de Skhirat. Je flairai que la police procédait à des contrôles auprès du pont, et décidai en conséquence de traverser la rivière à la nage entre le pont et l'embouchure. J'y parvins, bien que je sois piètre nageur. Après tout, c'était une question de vie ou de mort. Près de Skhirat, je fus contraint d'abandonner la côte pour longer les grandes routes conduisant vers l'intérieur du pays.

 Alors que je m'apprêtais à traverser la grande route qui relie Rabat à Casablanca, mon regard tomba sur un homme qui vendait du raisin au bord de la chaussée. J'étais affamé et fis halte pour acheter quelques grappes. «Où conduit donc cette route?», demandai-je en pointant le doigt vers l'intérieur du pays. «Aucune idée; je ne suis pas d'ici», répondit le marchand. Juste à ce moment, un cyclomotoriste fit son apparition et le marchand me conseilla de l'interroger.

 «Que veux-tu savoir ?», me demanda le cyclomotoriste.

 - Je ne connais pas la région. Hier, je suis venu de Marrakesch à Rabat pour rendre visite à un ami. Mais il n'était pas là et j'ai donc pensé que je ferais mieux de rentrer à Marrakesch. Malheureusement je n'ai presque pas d'argent. Je voyage en stop, ou à pied s'il n'y a pas moyen de faire autrement.

 - As-tu une pièce d'identité ? interrogea-t-il d'un ton arrogant.

 - Non, je n'en ai malheureusement pas emporté. Je ne pouvais pas savoir que j'en aurais besoin.

 L'homme était policier. Je fus saisi d'une peur du diable. Je suis perdu, pensai-je, tout en m'efforçant de dissimuler mon angoisse autant que faire se pouvait.

 «Où comptes-tu dormir cette nuit ?», insista-t-il.

 - Je ne sais pas trop. Peut-être qu'une âme accueillante m'ouvrira sa porte.

 - Tu peux dormir en taule, proposa-t-il aimablement en me lançant un regard aigu.

 - Je peux bien passer la nuit n'importe où, répliquai-je.

 - J'ai perdu assez de temps avec toi, drôle, dit-il de manière tout à fait inattendue. Tu peux t'estimer heureux que j'aie mieux à faire que de m'occuper de vagabonds comme toi. Si tu continues sur cette route, tu atterriras de toute façon en prison. Aux barrages routiers, on s'intéresse sûrement de plus près aux oiseaux de ton espèce.

 Au Maroc, comme dans tous les Etats policiers, la profession de défenseur de l'ordre confère à celui qui l'exerce une grande autorité. La police inspire aux gens une peur bleue. Le moindre policier se donne des airs de despote et ravale les simples mortels au rang d'animaux. Le marchand de raisin fut pris de terreur et offrit à notre policier la moitié de ses fruits.

 Je me hâtai de décamper et suivis la route que j'avais précédemment désignée. Mais au bout de quatre kilomètres, je fus à nouveau envahi par la fatigue. Je me dis que la police avait certainement barré les accès aux villes et aux grandes zones d'habitation. Le mieux était de faire de l'auto-stop et de débarquer avant la prochaine ville importante, Bouznika.

 Je regagnai la grand-route et arrêtai une voiture qui s'avéra être un «taxi particulier» clandestin. Le chauffeur fixa le prix de la course. «D'accord», lui dis-je, « mais à condition que tu me déposes à un kilomètre de Bouznika». «Pourquoi donc ?» s'enquit-il. Parce que je n'ai pas de papiers d'identité», expliquai-je. A un kilomètre de la ville environ, je le priai de s'arrêter, mais il ne voulut rien entendre. Je réitérai ma demande, mais il fit la sourde oreille. Il roula jusqu'au barrage de police. Il y avait peut-être dix voitures dans la file qui nous précédait. Mon chauffeur, au lieu de prendre la queue, se dirigea droit vers les policiers dont le chef, furieux, l'apostropha :«Déguerpis, imbécile, la prochaine fois, tu attendras comme les autres.» Le chauffeur ne se le fit pas dire deux fois. Je n'ai pas encore compris à ce jour pourquoi ils ne m'ont pas contrôlé.

 Sans autre commentaire, je me fis conduire et déposer au centre de Bouznika d'où je pris immédiatement la direction d'un bois. Mes sandales étaient en lambeaux et je pousuivis mon chemin pieds nus. J'avais mal aux pieds, mais je ne m'accordai aucun repos. L'obscurité se faisait si opaque que c'est tout juste si je me voyais encore les mains, mais j'entendais le mugissement de l'Atlantique, car je m'étais rapproché de la côte.

 Je me laissais aller à toutes sortes de rêveries. Que n'étais-je un oiseau ! De l'autre côté de l'Atlantique, la liberté m'appelait ! Comment faire pour partir ? Un désert liquide infini me séparait de la liberté. Aujourd'hui encore, alors que tant d'années ont passé, ce rêve me revient parfois, et je fuis devant la police marocaine qui me talonne. Cette expérience a eu pour conséquence de me faire détester toutes les frontières qui séparent les pays et les peuples, et je n'attends que le moment où ces frontières appartiendront au passé.

 C'est encore une utopie, bien entendu. Mais beaucoup de droits de l'homme qui ont pris corps aujourd'hui furent autrefois des utopies. Lorsque, longtemps aprés les événements relatés ici, j'ai quitté la ville suédoise de Dalarna pour me rendre en Norvège par la route sans rencontrer l'ombre d'un garde-frontière, j'ai éprouvé un véritable bonheur. Je rêve du jour où les frontières qui séparent les Etats islamiques disparaîtront. L'Europe a déjà considérablement progressé dans cette voie. Toutes les civilisations, toutes les cultures et toutes les religions devraient aspirer à davantage de liberté et à moins d'interdictions. Je me suis toujours considéré comme un citoyen du monde et j'appelle de mes voeux un front contre les puissants qui asservissent leurs peuples. Après tout, les dictateurs s'entendent eux aussi, par-delà les frontières, pour mettre en échec les aspirations des peuples à la liberté.

 Après l'échec du putsch de Skhirat, la police algérienne a livré au Maroc deux officiers qui avaient réussi à franchir la frontière algérienne. Et même l' Angleterre, modèle de démocratie, a renvoyé au Maroc deux officiers qui s'étaient réfugiés à Gibraltar à bord d'un hélicoptère. Ces deux officiers ont été fusillés par la suite pour avoir commis le crime de se battre en faveur de la liberté.

 Les chiens aboyaient dans la nuit noire. J'étais mort de fatigue et m'étendis sur la plage pour me reposer. Il faisait très froid et le sable était un peu humide. En dépit des continuels aboiements des chiens et du grondement de l'Atlantique, je dormis profondément durant quelques heures. Il faisait encore sombre à mon réveil. Je recommençai à me creuser la cervelle au sujet de ma situation. Dieu seul peut me sortir d'affaire, pensai-je. Je me levai, malgré l'obscurité, fis ma prière du matin et implorai l'aide de Dieu.

 En fin de compte, me dis-je, je me suis contenté d'accomplir mon devoir de musulman en me ralliant au «Jihad», qui est le devoir suprême imposé aux croyants par le Coran. L'histoire de l'islam commence par une fuite, celle du prophète Mahomet de Mekka à Medine, où il chercha refuge contre ses adversaires.

 Les envoyés de Dieu Jésus et Mahomet ont toujours été mes modèles. Ils ont mené leur combat contre le mal dans un monde hostile où les forces des ténèbres prévalaient et où les masses vivaient dans l'indifférence et la passivité. La situation dans les actuels Etats «islamiques» s'apparente sur bien des points à celle de la «Jahilia», cette société corrompue et décadente dans laquelle les gens adoraient des idoles et que Mahomet a combattue. Le mot «Jahilia» signifie «ignorance» ou «obscurantisme».

 Enfant déjà, puis étudiant, professeur et finalement officier, j'avais mené un combat permanent, dont le but n'était pas de faire carrière et d'accéder aux sphères supérieures de la société au détriment des pauvres, mais de changer le système en luttant contre la tyrannie et la dictature, pour la liberté et la justice. J'avais découvert que le mot «justice» n'avait pas de sens au Maroc. Aucun être conscient ne pouvait se sentir heureux dans une société gouvernée par des voyous, des fous et des gibiers de potence. Les chiens que j'entendais aboyer dans le noir me rappelaient les hyènes qui pillaient mon pays et qui étaient maintenant à mes trousses.

 Au petit jour, je repris ma fuite vers le sud. Vers dix heures, j'arrivai à Mohamedia, petite ville côtière assez proche de Casablanca. J'avais l'air d'un vagabond. Mes vêtements étaient humides et sales. Je gagnai le centre de la ville pour m'acheter une djebella - c'est ainsi qu'on appelle le vêtement national marocain - et manger un morceau dans un restaurant à poisson crasseux que je découvris dans un quartier misérable. Les gens attablés étaient étroitement serrés les uns contre les autres et j'entendis alors parler du «putsch». La terreur policière a pour effet que les gens sont obligés de déguiser leur pensée, car ils se craignent mutuellement, se méfient les uns des autres et n'osent pas parler «politique».

 Vêtu de ma djebella qui me donnait l'aspect d'un jeune paysan sur le chemin du marché, je poursuivis mon voyage vers Casablanca. J'y arrivai vers le soir. Je repensai à ce jour de mon enfance où j'y étais venu pour la première fois : sans logis, sans droits, avec pour tout avenir l'inconnu.

 Je me rendis à la plage dans l'intention de louer une tente qui abriterait ma première nuit. Il était hors de question de louer une chambre d'hôtel, car même les caboulots les plus misérables étaient sous surveillance policière et, d'ailleurs, je n'avais pas assez d'argent. Il m'était également interdit de m'adresser à des parents ou à des amis, c'était bien trop risqué : la police avait certainement déjà repéré mes parents et mes connaissances, et on pouvait parier qu'elle les surveillait avec un soin tout particulier. Au Maroc, tout le monde s'efforce d'être en bons termes avec la police et les puissants, mais on fuit les opposants comme la peste.

 Il était déjà très tard quand j'arrivai à la plage. L'endroit s'appelle Ain Diab. Je m'étendis simplement à même le sable, près de la mer. Je pouvais être arrêté à tout instant. J'avais eu de la chance jusque-là, mais je savais que ma vie ne tenait qu'à un fil terriblement ténu.

 Il m' était très difficile d'élaborer un plan à long terme, du fait, surtout, que j'étais presque sans ressources. Je n'avais pas non plus de papiers d'identité. Je devais littéralement improviser d'heure en heure.

 Le lendemain, je fis l'acquistion d'une perruque qui engloutit les quatre cinquièmes de mes disponibilités. Je n'avais plus dès lors en poche qu'une somme insignifiante. Coiffé de ma perruque, je longeai la côte en direction d'un lieu où s'alignaient plusieurs rochers. L'endroit se trouve au sud de Casablanca et se nomme, comme je l'ai déja dit, Ain Diab. En journée, on peut atteindre ces rochers à pied sec, mais la nuit, l'eau monte au point d'en faire un îlot. Je me dis que j'y passerais la nuit en sécurité. Au milieu des rochers se trouvait la tombe d'un saint «marabout». Il y avait aussi des tentes à louer. J'essayais de me rassurer en me persuadant que c'était certainement un lieu où les policiers et autres importuns vous laissaient en paix.

 La location de la tente me coûta une somme très modeste, quarante fois inférieure à celle que j'avais payée pour la perruque. Je m'endormis immédiatement, mais fus brusquement tiré de mon sommeil - manifestement, des gens passaient d'une tente à l'autre. Je les entendis réclamer des papiers d'identité. Ils avaient une lampe de poche. Que faire ? Si je quittais ma tente, ils me découvriraient sur-le-champ. Il ne me restait pas d'autre solution que de les attendre. Je résolus de ne pas me rendre sans résistance. Je tenterais d'arracher son arme à l'un des gendarmes. Si je tombais entre leurs mains, mes jours étaient comptés et je ne mourrais pas sans avoir été cruellement torturé. Je me jurai qu'ils ne prendraient pas vivant.

 Je les entendis s'approcher de ma tente. A leur entrée, je fis semblant de dormir. Ils me braquèrent la lampe de poche sur le visage. Je portais ma perruque. Miracle ! la lampe de poche s'éteignit, l'entrée de la tente se referma et les hommes se dirigèrent vers la tente d'à côté où, derechef, ils réclamèrent impérieusement des papiers d'identité. Je n'ai pas encore compris, à l'heure qu'il est, pourquoi ils ne m'ont pas demandé mes papiers. Je me me suis dit que c'était la volonté de Dieu.

 Le lendemain, je retournai au centre de Casablanca. Avant toute chose, il me fallait un peu d'argent. Mon intention était de m'adresser à un camarade nommé Mesfioui, membre de l'UNFP. Nous avions appartenu, avec un autre militant, Omar Ben Jelloun, à la même section du parti, celle du quartier de Derb Ghalef. Miesfiou avait été un résistant notoire, à l'époque coloniale déjà. Devenu officier, je l'avais perdu de vue. Depuis lors, nous ne nous étions rencontrés qu'une seule fois à une manifestation du parti, et encore par pur hasard. Comme il n'était pour moi qu'un camarade militant au sein d'une petite section du parti, je pouvais supposer que les autorités ignoraient tout de nos relations. Je me rappelais qu'il habitait le quartier de Maarif à Casablanca, où j'avais travaillé enfant.

 Je me rendis chez lui coiffé de ma perrruque. Je sonnai. Un enfant ouvrit la porte. Je lui fis part de mon désir de voir Mesfioui. «Qui êtes-vous ?», me demanda l'enfant. «Mohamed Alaoui», lui répondis-je. C'était le nom d'un fameux journaliste du journal «d'opposition» Al-Moharir. Je ne le connaissais pas personnellement, mais je savais que Mesfioui était en relations avec lui et que son nom pouvait me servir.

 Mesfioui ne me reconnut pas. Il me regarda d'un air surpris. J'entrai sans en être prié, ôtai ma perruque et lui dis que j'étais Ahmed. Puis je lui racontai toute l'histoire. Il fut saisi d'émotion et de frayeur, et s'écria exaspéré :«Tu veux ma perte. Tu veux ma mort. Pourquoi moi ?» «J'ai besoin de ton aide, d'un peu d'argent et d'un bon conseil. Peux-tu me dire comment je dois m'y prendre pour me sortir d'affaire ?», lui dis-je. Il réfléchit un moment et répondit un peu plus calmement, mais toujours d'un ton irrité : «OK, peux-tu revenir dans une heure ?»

 Je ne suis jamais retourné chez lui.

 J'appris quelques mois plus tard que le roi avait fait de lui son représentant personnel à un quelconque congrès de Beyrouth. Sans doute n'avait-il rien eu de plus pressé, après mon départ, que de courir me dénoncer à la police. Mon intuition ne m'avait pas trompé.

 Je m'adressai alors à une autre connaissance que je n'avais pas rencontrée trop souvent. C'était un avocat, profondément religieux et foncièrement honnête. Il n'était pas engagé dans la politique. Il me reçut très amicalement, mais ne disposait que d'une petite sonmme - quatre cents dirhams. Il me dit que si je revenais le lendemain il pourrait me donner davantage. Je pris les quatre cents dirhams, mais refusai de revenir.

 Je redescendis à la plage, à un autre endroit toutefois. Là aussi, il y avait des tentes à louer. Mais le gardien m'expliqua qu'on ne pouvait les louer qu'en journée et non la nuit. Je lui fis valoir que j'étais un étudiant de Marrakesch totalement démuni, et que je n'avais pas assez d'argent pour me payer l'hôtel. Il me proposa alors de passer la nuit dans sa propre tente, qui était plantée près de sa maison. J'acceptai immédiatement. Il m'invita même à dîner.

 Pendant que nous étions à table, son frère fit son apparition. Je lui fus présenté comme un étudiant de Marrakesch en visite. Les deux frères se mirent à parler de la «tentative de putsch» qui était alors sur toutes les lèvres. Il s'avéra que le frère appartenait à la police secrète. Il nous raconta que les gendarmes étaient à la poursuite d'un officier qui avait été mêlé au putsch et avait ensuite «déserté». «Il n'y a pas dans tout le Maroc un seul flic qui ne soit à la recherche de ce coquin», dit-il en riant.

 Au lieu de me joindre à la conversation, je leur laissai entendre que la politique ne m'intéressait pas. Alors que je me levais de table pour gagner ma tente, mon hôte s'offrit à m'abriter quelques jours si je le souhaitais. Il y avait assez de place. J'acceptai l'invitation sans hésiter. Je ne pouvais rêver meilleur refuge que la maison d'un policier. Là au moins, il ne viendrait à l'idée de personne que je pouvais être, en fin de compte, l'officier fugitif. Mon hôte était célibataire et travaillait à la police de sûreté en qualité d'inspecteur.

 Je séjournai chez lui deux jours. Il me fallait simplement veiller à n'être pas reconnu en ville pendant la journée. Je ne me séparais jamais de ma perruque et me faisais pousser la barbe.

 Après avoir pris congé du policier, je rejoignis un groupe de jeunes que j'avais pris en stop quelques mois plus tôt à destination de Rabat. Je savais où ils habitaient et personne n'était au courant de notre rencontre.

 Il s'agissait de deux jeunes gens et de trois jeunes filles qui vivaient ensemble durant les vacances d'été. Ils recevaient beaucoup le soir. Ils vivaient dans une villa; leurs parents étaient à l'étranger. Ils se disaient tous «maoïstes». C'était alors la grande mode, tout comme les jeans et les cheveux longs. Les murs étaient ornés de photos de Mao Tsê-Tung et de Che Guevara. Drôles de maoïstes que ces jeunes gens ! Ils s'adonnaient à la drogue. La plupart d'entre eux avaient été élevés dans du coton, et leur parents nageaient dans le pactole.

 Je refusai poliment le haschisch qu'ils me proposaient. Me voyant faire mes prières, ils se moquèrent de moi. Ils me traitèrent de «réactionnaire». «La religion est l'opium du peuple», déclarèrent ces blancs-becs. Le soir, ils organisaient des séances de spiritisme et tentaient de soulever des verres par la seule force de la pensée. Ils n'avaient en tête que les tours de passe-passe, le hasch, l'eau-de-vie et le vin. Ils me demandèrent si je connaissais Mao. «Oui», leur répondis-je. «Mais si le Chinois Mao s'était adonné au haschisch, il n'aurait pas réussi sa révolution.»

 L'état d'esprit de la jeunesse marocaine me donna longuement matière à réflexion. A l'époque où Mao et Lin Piao s'affrontaient en Chine, les marxistes de l'université de Rabat se scindaient, la nuit tombée, en deux groupes : les maoïstes et les linpiaoïstes. Mais on n'a jamais entendu dire que la rupture, au Maroc, entre Ben Barka et Ben Sedik ait causé en Chine une brouille entre Benbarkistes et Bensedikistes. L'exemple illustre bien à quel point les pays du tiers-monde sont dépendants des idéologies importées, et combien l'ancrage dans notre réalité propre y fait défaut à la gauche.

Nos adolescents gauchistes étaient fiers des révolutions de Mao et de Castro, mais eux-mêmes se contentaient de palabrer en fumant du haschisch. Ils étaient des cibles idéales pour l'invasion idéologique de l'Occident. Si nos universités produisent des jeunes gens de cette sorte, il vaut bien mieux fermer les universités et les écoles, et déclencher une révolution culturelle et idéologique radicale.

 Je ne suis bien entendu nullement hostile à la culture et à la civilisation occidentales. Mais avant de pouvoir coexister en paix avec elles, nous devons, nous autres musulmans, nous souvenir de nos propres racines. Ce que nous empruntons à l'Occident, ce ne sont pas ses aspects positifs, mais ses aspects négatifs, les scories et la décadence. Au lieu de produire, nous nous contentons de consommer. Nous ne sommes pas les acteurs de l'histoire, nous en sommes les objets. Nous n'avons pas d'existence culturelle et politique propre.

 En dépit de tous les portraits de Mao et de Che Guevara accrochés aux murs, de tous les doctes ouvrages de référence, les activités de nos gauchistes n'avaient rien à voir avec la réalité. Assis devant leurs portraits de Mao et de Che Guevara, ils se figuraient avoir une activité politique. Une fois dépassée cette heureuse phase de romantisme, il allaient devenir fonctionnaires du roi et «guides du peuple» dans les partis reconnus par le régime.

Je restai chez eux trois jours. Ils m'apprirent comment donner à des jeans neufs un aspect vieux et usagé à l'aide de produits décolorants, de brosses métalliques et d'eau. Ils étaient riches comme Crésus mais prenaient plaisir à se donner des airs de pauvres diables. Ils appartenaient à cette jeunesse privilégiée - un pour cent peut-être de la jeunesse du pays - à qui étaient ouvertes toutes les possibilités de formation, et ils se préparaient à leur tâche de chefs révolutionnaires, de futurs guides des misérables réactionnaires que nous étions. C'est ainsi qu'après la «révolution» le pouvoir reste aux mains des mêmes familles et des mêmes couches sociales.

 Je les quittai pour ne pas attirer sur moi l'attention des voisins. Mais mon bref séjour auprès d'eux m'avait donné un aperçu de la façon dont les forces conservatrices exploitent le marxisme pour conserver le pouvoir en renouvelant les mots d'ordres et les étiquettes.

 Je ne peux ni ne veux dévoiler la suite des événements. Je trouvai à m'abriter un peu partout dans le pays, dans des conditions très difficiles il est vrai. Il importe aujourd'hui encore de protéger ceux qui m'ont alors porté secours, de sorte que je ne puis livrer le moindre détail. Je relaterai les incidents de cette époque dès que les circonstances le permettront.

 Jusqu'en mars 1973, je participai aux prépartifs de diverses actions de guérilla dans les montagnes de l'Atlas. Des extrémistes de l'UNFP avaient formé de petits groupes de partisans qui s'attaquaient aux bases des forces de sécurité extra-urbaines. La première de ces actions eut lieu le 3 mars 1973 quand les résistants assaillirent un poste de police du Moyen Atlas. L'entreprise échoua et vingt partisans y laissèrent la vie. Mon rôle à moi était celui de conseiller idéologique et d'instructeur en matière de tactique de la guérilla. Je me méfiais des chefs de l'UNPE, parce qu'ils étaient marxistes et qu'il était facile à la police de les infiltrer. Je jugeais absolument inacceptable toute forme de régime marxiste-léniniste au Maroc.

 C'est l'islam qui est l'idéologie, la culture et la religion de notre peuple. C'est lui qui nous garantit l'indépendance culturelle et politique. Le marxisme fait partie de la pensée et de la civilisation judéo-chrétiennes européennes. Chez nous, il n'engendre que tragédies, les exemples dramatiques de l'Afghanistan et du Yémen du Sud sont là pour le prouver. Dans ces pays, les régimes marxistes ne se maintiennent au pouvoir que grâce à l'aide militaire étrangère.

 L'échec de l'action de guérilla que j'ai mentionnée s'expliquait par le fait que les groupes de résistants armés étaient infiltrés par des «marxistes» qui n'étaient autres que des indicateurs de la police.

 Je me cachai quelque temps dans les montagnes. Ma situation devenait de plus en plus périlleuse, du fait que plusieurs autres partisans s'étaient retrouvés en prison. De plus, l'antagonismes politique qui m'opposait à mes camarades de combat allait s'aggravant. Le marxisme n'avait pas pénétré dans le monde arabe à l'époque de Lénine, mais beaucoup plus tard seulement, au moment où l'URSS s'était lancée dans une politique d'expansion impérialiste. Il revêtait donc bel et bien un caractère colonial. Ses apôtres étaient comparables aux missionnaires armés de leur bible.

 Les marxistes ne se donnent pas la peine d'analyser scientifiquement les problèmes rééels dans le but d'y porter remède. Ils arrivent avec des solutions toutes faites, puis se mettent avec beaucoup de zèle en quête des problèmes qui s'y adaptent. Ils détectent au Yémen du Sud, à Oman et dans le Sahara marocain une «lutte des classes», alors que n'y vivent que de pauvres Bédouins.

 Nos marxistes sont des perroquets à la tête vide. Il se peut que le marxisme soit en Europe un élément organique de la culture et de la philosophie judéo-chrétiennes, mais, dans le monde arabe et dans le monde islamique en général, les marxistes constituent simplement un contingent de l'armée d'invasion coloniale; ce sont, pour prendre une image, des soldats et des missionnaires. Bien qu'ils n'en aient pas conscience, ils sont les instruments d'un impérialisme culturel, intellectuel et philosophique.

 Je rêvais de me réfugier en Suède. Je n'avais jamais oublié les paroles du chef de la police qui m'avait emmené, avec d'autres maîtres, le jour où nous réclamions le paiement de nos salaires. «Messieurs, vous croyez-vous donc en Suède ?», avait -il demandé d'un air moqueur. Depuis lors, la Suède avait occupé une partie de mes pensées; je m'étais un peu documenté sur le pays; je voulais désormais m'y réfugier et y demander l'asile politique en attendant des temps meilleurs. Si je me faisais prendre, j'entraînerais dans l'abîme mes camarades qui servaient toujours dans l'armée : je les trahirais sous la torture.

 Je réussis à gagner la Suède via Paris par des voies qu'il m'est interdit de révéler ici.

 

 

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Le destin du général Dlimi

Après avoir fui le Maroc, j'ai communiqué à la presse des versions diverses des circonstances dans lesquelles j'avais quitté le pays. Mon but était de donner le change à la police, afin de protéger ceux qui m'avaient aidé, parmi lesquels figuraient même quelques officiers de haut rang, le général Dlimi, par exemple.

 Certes, je n'avais pas été en contact direct avec ce dernier, mais il appartenait au mouvement de mes vieux amis les «officiers indépendants» qui lui avaient parlé de ma situation. Beaucoup d'officiers avaient de bonnes raisons de redouter mon arrestation, et leur intérêt personnel ne fut pas pour rien dans les efforts qu'il déployèrent pour me venir en aide.

 En décembre 1982, le général marocain Ahmed Dlimi fit un séjour à Stockholm sous une fausse identité. Nous évoquâmes les courants politiques qui agitaient l'armée à la veille du putsch programmé pour juillet 1983. Nous avions l'intention de nous revoir à Londres en février de l'année suivante : Dlimi devait y accompgner le monarque en visite officielle.

Le 25 janvier 1983, la radio et la télévision marocaines diffusèrent le communiqué officiel suivant : «Accident de la circulation à Marrakesch. Sur le chemin de son domicile, le général Dlimi a trouvé la mort en percutant un camion.» Hassan exprima la tristesse que lui causait le décès de Dlimi. En réalité, il l'avait fait assassiner.

 Le général Ahmed Dlimi travaillait en collaboration avec les «officiers indépendants», mouvement pour qui la révolution devait commencer par l'abolition de la monarchie. Les responsables du mouvement sont de jeunes officiers capables d'une réflexion politique et qui peuvent le plus souvent se prévaloir d'avoir milité au sein d'un parti. Lycéens, nous avions fait nos premières expériences avec l'armée à l'occasion des tumultes et des révoltes des années soixante. Plus tard, dans les années soixante-dix, nous avions infiltré cette armée. C'est là que se déroulaient les luttes politiques les plus importantes.

 Dlimi était chef du service de sécurité de l'armée à l'étranger et, de surcroît, commandant en chef de la zone militaire sud où l'armée marocaine se battait contre le Polisario. Il appartenait également au «conseil militaire» du roi. Selon la propagande officielle, il n'était inférieur au monarque que de quelques degrés, et c'était le soldat le plus célèbre du régime.

 Comme beaucoup d'officiers supérieurs, Dlimi s'était lancé dans un double jeu : il était fidèle au roi, alors que son hostilité au despote allait grandissant. Sa situation lui interdisait d'entretenir des rapports personnels directs avec les officiers de l'opposition. C'est pourquoi j'assumais la fonction d'agent de liaison.

 Selon toute vraisemblance, Dlimi avait été surveillé. A Stockholm, il n'avait rencontré que moi. Lors d'un précédent séjour dans la capitale suédoise où il était venu sous son propre nom, muni de son propre passeport, il était notamment descendu au Grand Hotel. Il se pouvait que, malgré toutes les précautions, nous ayons été pistés.

 A mi-janvier, une série d'officiers supérieurs avaient été appréhendés. Il avait eu l'intuition que son double jeu pouvait avoir été précocement découvert. Un dossier le concernant avait été remis au roi. On peut supposer que ce dossier contenait aussi des photographies attestant notre rencontre de Stockholm.. Le 25 janvier, à l'occasion d'une visite au palais, Dlimi fut confronté au dossier. Il mourut au palais royal après avoir été interrogé et torturé. L'accident d'auto nne fut organisé que plus tard dans la soirée.

 J'ai reçu ces informations directement du Maroc. Le proche entourage d'Hassan, qui compte aussi des agents secrets étrangers, connaît très bien les circonstances de la mort de Dlimi. La fable de l'accident d'auto a été servie pour camoufler le fait que l'armée et même certains des plus proches collaborateurs d'Hassan sont en ébullition.

 Le correspondant du «Monde» à Rabat émit des doutes quant à l'authenticité de l'histoire de l'accident d'auto, ce qui lui valut d'être expulsé sur-le-champ. Selon la version officielle, l'auto de Dlimi était pilotée par le directeur d'une agence de voyage. Par la suite, ce directeur, membre de la police secrète, fut envoyé par le roi en pèlerinage à la Mecque et finit par disparaître sans laisser de traces.

 Le camion et son conducteur s'évanouirent de même. Le cercueil de Dlimi fut conduit directement du palais royal à un cimetière particulier. Il court même au Maroc des rumeurs selon lesquelles Dlimi serait toujours en vie, emprisonné dans l'un des cachots privés d'Hassan.

 J'ai dévoilé la vérité sur l'«accident» de Dlimi et le putsch projeté pour juillet 1983 sur les ondes des radios arabophones, à la télévision française et dans le «Monde» du 24 février 1983.

 Après sa visite secrète à Stockholm, Dlimi aurait voulu avancer la date du putsch, car il nourrissait le soupçon que le roi s'apprêtait à opérer de vastes mutations au sein de l'armée. Hassan II n'est pas un roi d'opérette. C'est un membre actif de l'état-major général et il s'entoure de nombreux services de sécurité : police, gendarmerie, armée et enfin service secret de la cour. Chacun travaille en étroite collaboration avec les autres. Le Maroc est une dictature personnelle et le monarque est anxieux de s'assurer une sécurité optimale.

 A la suite de la mort violente de Dlimi, une quinzaine d'officiers furent arrêtés et trois d'entre eux exécutés. La censure empêche le peuple de mesurer l'ampleur de la terreur. J'espère seulement que mes révélations finiront par atteindre mon pays, en dépit des obstacles, qui tomberont tôt ou tard. La vérité est l'arme de l'opposition.

 

 

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Le roi est nu!

 

Jusqu'aux tentatives de putsch de 1971 et 1972, le roi avait été bien plus qu'un simple mortel. Le roi du Maroc, Mohamed V d'abord, puis Hassan II était une institution indissociable de l'histoire, de la religion et des traditions. La monarchie était, aux yeux du citoyen ordinaire, sublime et inaccessible, d'autant plus fascinante qu'elle s'entourait de luxe et d'opulence.

 Mais en quelques heures, l'après-midi du 10 juillet 1971, l'illusion était partie en fumée. Tout le Maroc officiel avait pu voir le demi-dieu quitter les toilettes où il avait tenté de se cacher, les mains en l'air, sous la menace d'une mitraillette pointée sur lui par un simple soldat. On avait vu aussi le même roi s'asseoir sur le sol près d'un mur, se faisant tout petit au milieu d'une foule bouleversée, au point que ceux qui le cherchaient dans l'intention de le tuer et de filmer son exécution ne l'avaient pas reconnu ! Humiliation indicible !

 Le récit de ces événements mémorables s'était répandu comme une traînée de poudre dans tout le Maroc, impressionnant fortement les masses. Il était donc possible de forcer l'entrée du palais, d'humilier le roi et de l'effrayer mortellement pendant des heures ! Hassan pouvait bien avoir survécu, il n'en était pas moins nu comme un ver, si l'on peut dire, sur le devant de la scène.

 Sa gloire allait continuer à se ternir. Les premiers signes du phénomène s'étaient manifestés juste après le putsch manqué : partout, à tous les échelons de la société, l'événement avait fait l'objet de commentaires francs et acerbes. Tout ce qu'on savait, mais dont on n'osait pas parler - les scandales, la corruption, les gâchis politiques - s'était alors discuté ouvertement. On avait évoqué avec un luxe de détails tout particulier la vie privée du roi, tantôt sur le mode compatissant, tantôt sur le mode haineux, mais jamais sur le mode respectueux. Adieu la vénération parfois quasi religieuse qui avait entouré sa personne.

 Les événements d'une seule journée avaient provoqué la remise en cause radicale de tout le système. Comment ce dernier allait-il pouvoir se maintenir ? Il reposait sur le pincipe d'un roi infaillible qui décidait lui-même de tout et exerçait un pouvoir personnel, les institutions comme le prétendu parlement n'étant là que pour la façade.

 Ce «parlement» ne représentait aucune force politique originale et n'avait au fond pas plus d'utilité qu'une verrue. C'était Hassan qui choisissait, mutait et déposait les ministres, et il en usait exactement de même avec les hauts fonctionnaires de l'Etat. Les pouvoirs exécutif et législatif fonctionnaient en principe par deux voies : la voie administrative normale, qui était d'ailleurs constamment bloquée, et une voie parallèle qui conduisait directement du roi à ses exécutants, lesquels agissaient sans en référer aux responsables officiels.

 Il en allait largement de même pour l'armée. Cette dernière avait son état-major, sa hiérarchie et ses grades. Mais, parallèlement à l'organisation classique, le roi avait établi son propre système de liaisons directes avec les différentes régions militaires. Le chef de l'état-major n'était qu'une sorte de marionnette. Les compétences réelles étaient aux mains du général Madbouh qui allait se révéler le «meurtrier de César» à l'occasion du putsch.

 Pour les affaires courantes telles que l'achat de pommes de terre ou d'essence, l'état-major était compétent. Mais s'il s'agissait d'approvisionnement à grande échelle, de grandes manoeuvres ou de vente d'armes, on se tournait directement vers Hassan par l'intermédiaire de Madbouh. Les officiers coupables de manquements graves étaient punis par le roi en personne.

 Ce mode de fonctionnement du système s'appliquait également à tous les autres secteurs. Et le système dépendait du rayonnement, de l'aura de l'homme qui occupait le trône et du fait qu'il était à la fois «commandeur des croyants» et souverain moderne, éclairé.

 Cette double qualité engendrait sans cesse des situations effarantes. C'est ainsi qu'un jour, Hassan, lors d'une assemblée à laquelle il n'avait pas daigné assister lui-même, fit lire un discours inaugural. A cette occasion, il avait ressuscité un usage datant du XVIe siècle. Le ministre délégué devait baiser deux fois texte du discours, qui symbolisait la présence du roi. Parallèlement, deux équipes de domestiques envoyées tout exprès du palais s'inclinaient bien bas en s'écriant : «Allah protège le roi.» La télévision diffusa ce spectacle exaltant, pour l'édification des masses. Mais on peut supposer que le peuple fut quelque peu surpris de voir le ministre couvrir de baisers trois pages de statistiques.

 Passons sur d'autres anecdotes mémorables. Je voudrais plutôt tenter brièvement de montrer comment fonctionnait le système. Il était fondé sur un retour à des valeurs traditionnelles décadentes, sans rapport avec l'islam.

 Comme on l'a déjà dit, l'Etat monarchique est incompatible avec l'islam. On avait incorporé au système de gouvernement ces valeurs décadentes non islamiques, en revenant tout simplement au système féodal marocain «Makhzen» - qui datait de bien avant l'époque coloniale et convenait à une société tribale et féodale - et en lui donnant extérieurement une forme moderne. Le système «Makhzen» reposait sur le principe que les serviteurs du sultan - caïds, chefs des tribus berbères, gouverneurs des provinces - recevaient leur salaire «directement du peuple». Transposé dans une société moderne, ce système ne pouvait qu'engendrer une corruption colossale.

 Après la révolte de Skhirat, les digues s'étaient rompues. Une succession d'affreux scandales avaient éclaté. Si encore il ne s'était agi que de scandales, même énormes, on aurait pu calmer le jeu. On aurait orchestré contre les responsables quelques procès à grand spectacle et on en serait resté là. Le drame était que la corruption proliférait comme un cancer et infectait tout le système. C'était une hydre. Le maître universellement reconnu en la matière était le roi en personne. Comment le pays pouvait-il donc se développer ?

 Le paysan le plus démuni savait parfaitement qu'il devait faire don d'une poule s'il voulait emprunter une parcelle du domaine public. Tous les travailleurs savaient que la «taxe» à payer pour un passeport se montait à cinq cents dirhams qu'on remettait discrètement au fonctionnaire compétent du ministère de l'intérieur. Tous les Marocains savaient que le roi lui-même était le plus gros producteur d'agrumes du pays. Quiconque détenait une part de responsabilité comprenait nécessairement qu'un budget qui servait principalement à remplir des poches ne pouvait maintenir un service public digne de ce nom..

 La corruption avait pour conséquence que tout, absolument tout, était falsifié. On ne pouvait se fier à aucun chiffre officiel. Personne ne savait dans quels sombres canaux s'engloutissaient les deniers publics - ou plutôt on ne le savait que trop bien. Alors que quatorze millions de paysans et d'ouvriers bénéficiaient de quarante-cinq pour cent du revenu national, huit cent mille privilégiés se partageaient les cinquante-cinq pour cent restants. Et le fossé entre pauvres et riches ne cessait de s'agrandir.

 «Les événements de Skhirat n'ont pas été pour nous une bombe, mais un réveil», déclarèrent certains Marocains. «Nous savions qu'il était urgent d'opérer des changements. Le seul problème était que nous ne savions ni quand, ni comment.» Mais la nouvelle des deux tentatives de putsch de 1971 et 1972 plongea d'autres habitants du Maroc dans un étonnement incrédule.

 

 

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Pourquoi l'armée?

Il est certain que la monarchie marocaine ne paraissait guère plus solide que celles des autres pays arabes, mais l'étonnant était que les tentatives de révolutions étaient venues d'un côté vraiment imprévu. Tout le monde savait que Mohammed V, puis Hassan II, étaient extrêmement soucieux de contrôler personnellement les forces armées. Aussi veillaient-ils à ce que les soldats n'eussent pas de raisons de se plaindre. Naturellement, la nécessité de s'assurer la loyauté des fonctionnaires de l'Etat faisait aussi l'objet de quelques soins. Si l'on devait s'attendre à de mauvaises suprises pour le trône de ce côté-là, ce n'était pas de la part des instances dirigeantes, mais bien plutôt de la part de subalternes.

 Les révolutions d'Egypte, d'Irak et de Libye avaient été menées par des capitaines, et non par des généraux. Ces jeunes officiers issus de la plèbe et parfaitement au fait, en raison de leur modeste solde, des conditions de vie du peuple s'inspiraient d'une idéologie islamique plus ou moins maqrquée. Quelle idéologie faisait-elle donc courir les généraux et colonels qui avaient tenté d'abattre la tyrannie le 10 juillet 1971 et le 16 août 1972 ? En fin de compte, le système en vigueur procurait à ces officiers de haut rang un luxe considérable !

 Qu'est-ce qui poussait à l'action ces hommes qui non seulement possédaient tout ce qui est nécessaire à une vie confortable et même bien davantage, mais qui pouvaient espérer chaque jour une abondance de luxe beaucoup plus grande encore ? Ils étaient littéralement comblés d'honneurs, mais, pour y atteindre, ils avaient dû ramper devant leurs supérieurs hiérarchiques et s'humilier. Ce constant abaissement de soi avait-il fini par les lasser ? Voulaient-ils davantage que la seule richesse et des décorations sans cesse renouvelées, à l'instar de tant d'autres officiers des autres pays arabes ? La réponse à ces questions se trouve peut-être dans les procès-verbaux d'interrogatoires des hommes arrêtés, puis exécutés. Il peut encore couler beaucoup d'eau sous les ponts avant que nous soyons en mesure d'accéder à ces procès-verbaux.

 Encore une fois : quels étaient les motifs des chefs des putschs et de leurs auxiliaires ? Je compte au nombre des auxiliaires ceux qui, certes, ne participèrent pas activement aux putschs, mais ne firent rien non plus pour les déjouer, et se contentèrent de rester l'arme au pied, se mettant ainsi objectivement du côté des putschistes. Ce n'est que grâce à ces auxiliaires silencieux qu'une colonne de mille quatre cents soldats put parcourir le long trajet qui conduit d'Ahermoumou à Skhirat via Fès, Meknés et Rabat, sans que le roi en fût informé le moins du monde.

 En ce qui concerne les soldats mêlés au putsch de Skhirat, Hassan proposa deux explications contradictoires. D'une part, il allégua l'influence de la drogue, d'autre part, il déclara que leurs chefs avaient fait croire aux soldats que le roi était menacé d'une rébellion, et que leur devoir était de le libérer et de le protéger.

 Il est hautement improbable que les soldats aient été soumis à l'influence de la drogue. Le drogué peut ne pas reconnaître la menace d'un danger, mais il est difficile de l'amener à agir à l'encontre de ses convictions les plus profondes. Il se peut que les témoins qui ont défendu la thèse de la drogue l'aient fait de bonne foi. Mais leurs déclarations ne se fondent que sur l'impression que les soldats rebelles avaient laissée derrière eux : ils avaient paru anormalement excités.

 Mais il faut penser que de fortes émotions - violence contenue, haine ou douleur - peuvent aisément conduire à un comportement comparable à celui qu'engendrent les narcotiques. Quiconque a assisté aux explosions hystériques du public lors des funérailles de Nasser pourrait facilement se figurer que ces gens étaient eux aussi sous l'influence de la drogue.

 La seconde théorie paraît encore plus invraisemblable. A l'en croire, les jeunes soldats se figuraient que les personnes présentes au palais royal conspiraient contre le monarque. Mais les invités étaient tous de hauts fonctionnaires de l'Etat, armés de coupes de champagne et d'assiettes de saumon fumé.

 Il se peut que quelques-uns des soldats mêlés à la révolte aient été astucieusement dupés, mais ce n'était très certainement pas le cas de ceux qui se rendirent à la radio pour y proclamer la République. Il serait intéressant d'apprendre ce qui poussait ces hommes à l'action. Lorsqu'il se produit un putsch de ce genre, on commence naturellement par chercher les meneurs au sein de l'opposition politique. Il en alla tout autrement dans ce cas et Hassan admit sans détours que l'opposition n'avait strictement rien à voir avec les préparatifs du putsch, quand bien même il fit allusion au lien indirect qui unissait la critique de son régime à la tentative de putsch.

 Il est notoire que le parti Istiqlal continue à soutenir le système monarchiste. Il est plus difficile de définir la position de l'UNFP marxiste. Bien entendu, cette dernière est officiellement favorable à la monarchie - sinon elle ne pourrait pas avoir d'existence légale -, mais la conviction qui prévaut parmi les membres du parti est que la monarchie est la protection la plus sûre des potentats féodaux que, justement, on veut dépouiller de leur puissance, et qu'elle est en outre la plus grande pierre d'achoppement sur la voie du système «socialiste» auquel on aspire. De l'avis du parti, ce dernier est l'unique solution aux problèmes économiques et sociaux du pays. Les autres partis «légaux» ne sont que des marionnettes dont le roi tire les fils : partis d'opposition par la grâce d'Hassan, ils jouent le rôle de fous du roi.

 Cette opposition mal organisée, faible, en grande partie dépourvue de toute crédibilité ne constitue qu'une fraction des véritables opposants au régime. Quiconque entretient des contacts avec les écoliers et les étudiants sait de science certaine ce que la jeune génération, dans sa grande majorité, pense non seulement du système gouvernemental, mais aussi du roi lui-même. Mais par quoi les jeunes veulent-ils remplacer l'ancien système ? Bien entendu, il n'y a pas d'unanimité à ce sujet. Certains voient la solution dans l'islam, d'autres placent leur espoir dans un «socialisme arabe». Mais ils sont tous inquiets de l'avenir et ils sentent tous le douloureux contraste qui existe entre le luxe provocant des quelques privilégiés et l'amère pauvreté des grandes masses.

 Les cadets qui soutinrent la tentative de putsch de juillet 1971 et les rebelles d'août 1972 ne semblent pas avoir disposé d'une base idéologique clairement identifiable. Ceux qui parlaient en leur nom n'avaient pas esquissé de programme défini. Quand bien même ils se servaient du concept de «socialisme», il s'agissait là dans une large mesure d'un mot vide de sens - le parti gouvernemental du premier «parlement» monarchiste du pays ne s'était-il pas qualifié lui aussi de «parti démocrate-socialiste ? Pourtant, on ne met pas sa vie en jeu comme l'avaient fait ces jeunes rebelles sans de fortes convictions.

 L'idéologie populaire que partagent la quasi-totalité des Marocains, à savoir l'islam, est révolutionnaire par nature et a pour conséquence que l'idée de révolution éveille un sentiment positif au Maroc. L'islam exhorte les croyants à s'opposer à l'injustice par tous les moyens.

 Le compte rendu de l'un des témoins oculaires des événements dramatiques du 10 juillet 1971 fait aparaître un détail frappant : les soldats qui rendaient aux invité du roi une visite inattendue et malvenue n'empochaient pas d'argent, mais s'emparaient des objets de luxe, tels que bijoux et briquets en or, qui leur tombaient sous la main, les jetaient sur le sol et les piétinaient avec fureur.

 Il convient de considérer cet épisode, mineur mais révélateur, à la lumière d'un autre phénomène symptomatique, de dimensions incomparablement plus grandes, dont l'importance fait jaser partout dans le monde, à Alger, Tunis, Paris, et même à Washington.

 Il est impossible de passer un seul jour au Maroc sans se heurter à ce phénomène en toute occasion, car indigènes et étrangers le mettent aussitôt sur le tapis : il s'agit de la corruption. La puissance du bakchich s'étend partout dans la société et le sous-développement du pays lui offre naturellement un terreau idéal. Dans un pays pauvre, le pouvoir constitue toujours pour beaucoup le plus sûr moyen d'accéder à la richesse.

Désormais, le Maroc paraît battre vraiment tous les records dans ce domaine. Il se peut qu'il ne détienne pas le record mondial, mais on saurait en aucun cas lui contester le record d'Afrique du Nord et même du monde arabe. Dans les six premiers mois de 1971, les scandales colossaux s'étaient succédé. Même les USA qui soutiennent généralement les dictatures conservatrices semblent en avoir été gênés, car le gouvernement américain fit reporter une visite officielle de Nixon au Maroc. La cause immédiate en fut un scandale de la corruption dans lequel étaient impliqués des Marocains haut placés. L'influence et le nombre de ces derniers étaient tels que l'affaire fut étouffée. Toutes les pistes conduisaient au roi, à sa famille et à son entourage.

 Hassan II a déclaré que Madbouh était «un privilégié parmi les privilégiés». Mais qui donc lui avait procuré cette position, ainsi, d'ailleurs qu'à tous les autres meneurs des tentatives de soulèvment de 1971 et 1972 ?Aucun de ceux qui connaissent la situation de mon pays n'ignore que tout le trafic des privilèges et du népotisme repose sur le consentement du monarque. On a l'impression - malgré certaines mesures spectaculaires à l'encontre de quelques individus particulièrement corrompus - qu'il s'agit là d'une stratégie gouvernementale destinée à enchaîner au régime la caste dirigeante et à neutraliser les personnages clés - les jeunes principalement - qui, sans cela, seraient portés à rejoindre l'opposition.

 Bien des étudiants marocains d'intelligence brillante, qui avaient été pendant leurs années d'études à Paris ou à Stockholm des maoïstes ou des trotzkystes enflammés, acceptaient sans la moindre répulsion, à leur retour, un poste bien rémunéré de haut fonctionnaire, avec villa à Souissi - le quartier chic de Rabat - et compte bancaire en Suisse. C'est un fait auquel on ne peut rien changer. Et comment des fonctionnaires syndicaux haut placés, des «guides de la classe ouvrière» auraient-ils pu déclencher une révolution, alors qu'eux-mêmes roulaient dans des voitures offertes par la cour ? A cela non plus, on ne peut rien changer.

 Passons sur quelques autres particularités du système. D'éminents experts du Maroc qui, avant les rébellions de 1971 et 1972, avaient appris de moi que je ne croyais pas aux chances de succès du système à long terme répliquèrent que cette politique avait finalement fonctionné pendant des siècles; les Marocains continueraient à l'avenir à mettre sur pied d'égalité le pouvoir et la richesse, et ceux qui exprimaient leur indignation devant la corruption n'hésiteraient pas une seconde à faire leur pelote à la première occasion. Cette conviction sous-tend également toute la stratégie politique d'Hassan.

 Du point de vue historique, cette argumentation pèche par de sérieux défauts. Tout d'abord, on néglige les traditions islamiques profondément enracinées, qui enseignent le mépris du luxe terrestre; l'histoire islamique regorge de réformateurs qui se sont élevés contre les riches et les puissants - les uns se confondant avec les autres. Ils sont souvent parvenus à entraîner les masses nécessiteuses dans des croisades révolutionnaires.

 L'histoire musulmane ne manque pas de fanatiques de la trempe de Savonarole. Ces réformateurs et prédicateurs de la pénitence n'ont cessé de croître en nombre, du fait qu'ils devaient toujours repartir à zéro : les nouveaux maîtres succombaient aux mêmes tentations que leurs prédécesseurs. Au Maroc, ces réformateurs - les Almoravides et les Almohades, ainsi qu'au XXe siècle El-Hilba et d'autres - sont venus le plus souvent des territoires sahariens arides et pauvres du sud du pays. De nos jours, on trouve ces hommes du sud - Arabes et Berbères, la race ne joue à cet égard aucun rôle - aux portes des villes où ils ont planté leurs tentes. Ils forment un tiers de la population des quartiers insalubres qui bordent les grandes villes.

 La méconnaissance des impulsions révolutionnaires inhérentes à l'islam constitue donc la première faute commise par les "spécialistes du Maroc" et par le roi Hassan. La deuxième consiste à négliger les changements radicaux qui se produisent au Maroc de nos jours.

 Il n'y a plus de "muraille de Chine" pour protéger les vieilles dictatures. Le conte merveilleux du pauvre diable qui devenait sultan était autrefois, dans l'imagination collective, le seul moyen de triompher de la pauvreté. Mais aujourd'hui, chacun sait, jusque dans le taudis le plus misérable des bidonvilles qu'il y a d'autres possibilités et que d'autres peuples nous ont montré la voie.

 Il était admis autrefois qu'un riche devait sa richesse à Dieu. Aujourd'hui, on tient sur les gens cousus d'or un tout autre langage, on ne mâche plus ses mots et on les traite de voleurs. Comment donc de pauvres étudiants pourraient-ils éprouver autre chose que de la haine à l'égard de ceux qui nagent dans une opulence acquise par des moyens illicites, quand eux-mêmes n'ont aucune chance raisonnable d'obtenir un poste dans la fonction publique - soixante-dix pour cent des fonctionnaires d'Etat ont moins de quarante ans ! -, ni grand espoir de trouver un emploi dans le secteur privé - même dans les années de prospérité économique, on n'a créé que cent à cent dix mille emplois par année, alors qu'il en aurait fallu au moins le double, ne serait-ce que pour suivre la rapide croissance de la population.

 En mars 1965, les habitants des bidonvilles de Casablanca se rebellèrent contre l'oppression. Selon un témoin oculaire, le soulèvement fut réprimé avec une telle brutalité que, de l'avis de ce témoin, la population "ne se révoltera plus de très, très longtemps". Mais le chômage qui sévit parmi les jeunes universitaires et la rébellion des gens cultivés constituent pour le régime un autre danger, moins évident, mais de plus en plus explosif. C'est la raison pour laquelle la plupart des révolutions du tiers-monde prennent naissance dans les casernes et non dans les faubourgs, comme ce fut le cas en Europe au siècle passé.

 Un autre aspect frappant des événements étrangement incohérents de ce dramatique 10 juillet fut cette violence à l'égard des étrangers, totalement atypique du Maroc, car le Marocain, quoi qu'on puisse lui reprocher par ailleurs, est des plus accueillants.

 Quand on en était venu, des années plus tôt - par exemple en 1907, en 1912 et en 1953-1955 -, à des explosions de violence contre des étrangers, c'était dans le cadre de la lutte pour l'indépendance. Que des hôtes étrangers - ambassadeurs, médecins, hommes d'affaires - aient été attaqués à Skhirat et, comme c'est arrivé dans quelques cas, fauchés au pistolet mitrailleur, est naturellement inexcusable, mais s'explique par l'intensité des sentiments des putschistes.

 Pour comprendre ces choses, il faut considérer le contexte d'un plus près. L'indépendance politique n'a nullement pour conséquence automatique l'indépendance économique, surtout pas quand le secteur industriel moderne qui constitue la clé du développement d'un pays reste aux mains de l'ancienne puissance coloniale qui a créé cette industrie.

 Dans les "pays socialistes", le problème a été "résolu" par l'étatisation. Au Maroc, qui s'est décidé en faveur de la voie "libérale", une politique visant à une autonomie économique authentique aurait exigé impérieusement que la bourgeoisie du pays prît possession des biens des capitalistes étrangers. Mais le fait est que notre bourgeoisie ne le voulait ou ne le pouvait pas. Les négociants en gros de Fès - nommés "Fassi" -, point trop nombreux, n'ont nullement évolué vers des entreprises capitalistes modernes comme l'avaient fait en général avec succès leurs prédécessseurs du XIXe siècle. Aux investissements à long terme du secteur industriel, ils ont préféré des projets et des spéculations à court terme. Ou alors ils ont opté pour des investissements "sûrs" dans l'achat de terrains, d'immeubles, d'or ou de bijoux.

 Aussi le capital étranger a-t-il pu prendre en main lui-même l'industrialisation, avec tous les risques et profits qu'elle comporte. Si bien que c'est l'Etat "libéral" qui a dû bon gré mal gré financer de ses propres deniers de nouveaux projets industriels qui sans cela auraient été assumés exclusivement par des capitalistes étrangers. Lors de la crétion de la BNDI (Banque nationale de développement industriel) qui, comme son nom l'indique est chargée de promouvoir le développement industriel, le capital nécessaire a été mis à disposition par l'Etat et par des financiers étrangers. Selon le projet, dix our cent des actions devaient être proposées à des capitalistes du pays. Mais ces derniers ont manifesté si peu d'intérêt que les financiers étrangers ont dû prendre en charge ces dix pour cent eux-mêmes.

 La "marocanisation" du secteur des services - ou secteur tertiaire - correspond pleinement aux désirs de la bourgeoisie du pays. Pendant que l'Etat et les représentants des intérêts étrangers s'occupent de l'industrialisation, le secteur des services se développe à l'abri de l'industrie et engrange de juteux profits - on s'enrichit plus facilement et plus rapidement dans la publicité que, par exemple, dans l'industrie de la fonte.

 Les employés participent eux aussi activement à la danse autour du veau d'or. Beaucoup d'entre eux sont issus de familles bourgeoises, ou y sont entrés par mariage. D'autres ont compris qu'un diplôme universitaire pouvait ouvrir les portes de la trésorerie de l'Etat. Dans la France du roi bourgeois Louis-Philippe, les bourgeois étaient par nature très économes et évitaient soigneusement de faire étalage de leurs biens. Au contraire, les nouveaux riches marocains manifestent la très nette tendance à la vantardise - tout ou rien - propre aux Bédouins. Dans beaucoup de milieux de la capitale, on est gêné de recevoir des visiteurs quand on ne peut pas au moins se targuer d'avoir une piscine dans son jardin.

 Il était bien difficile aux exclus de la "fête du roi" de réprimer des sentiments de jalousie à l'égard des invités entourés d'un luxe inouï. Ils devaient éprouver une peine énorme à ne pas ressentir de rancoeur envers tous ceux, nationaux ou étrangers, qui vivaient dans un confort totalement inaccessible non seulement aux masses, mais aussi à la petite bourgeoisie. Les gens qui disposaient d'une certaine instruction et étaient suffisamment intelligents pour détecter les causes de cette situation aboutissaient inévitablement à la conclusion que les Marocains qui s'étaient enrichis dans le secteur des services avaient amassé leur fortune en servant de laquais aux capitalistes étrangers qui administraient le secteur industriel.

 Cette thèse est souvent défendue par les journaux marocains progressistes. Leurs rédacteurs solidement endoctrinés ont lu leur Marx à fond et fustigent la bourgeoisie, pilier du régime, comme valet du «capitalisme occidental». Mais, fidèle à ses habitudes, le régime achète la loyauté de ces intellectuels, et cela pour un plat de lentilles.

 Les cadets d'Ahermoumou n'avaient pas lu Marx et les journaux progressistes ne faisaient pas non plus partie de leurs lectures de chevet. Mais ils savaient que la bourgeoisie et les profiteurs de la corruption avaient fait fortune à l'étranger et que leurs avoirs reposaient dans les coffres-forts des banques occidentales. Ils n'avaient pas encore d'idéologie bien définie et n'éprouvaient qu'une sourde indignation et une colère morale. Ajoutés à l'inspiration puisée dans l'islam, ces sentiments se révélèrent suffisants pour conduire le régime au bord de l'abîme et dévoiler ainsi sa vulnérabilité.

 Un Français établi au Maroc a raconté qu'il se trouvait justement chez des amis autochtones lorsque la nouvelle du putsch de Skhirat se répandit. Chaque heure apportait de nouvelles informations. A la joie générale des premiers moments succéda l'embarras, lorsque chacun s'empressa de protester de son loyalisme envers le roi.

 Un régime décline inévitablement quand il n'est plus capable de tenir compte des traits psycho-sociaux de son peuple. Ce n'est pas seulement le cas pour les monarchies, mais aussi pour bien des républiques. On ne peut plus gouverner un pays au XXe siècle comme on le faisait autrefois, si vivantes que soient les traditions. Un «royaliste" marocain a déclaré à propos d'Hassan II : «Il se veut un monarque moderne, éclairé, et prétend simultanément gouverner le pays comme le faisait Moulay Ismaïl qui fut sultan de 1672 à 1727. C'est impossible.»

 Le «gouvernement» marocain ne se compose pas de ministres au sens actuel du terme, mais d'esclaves d'un souverain de droit divin, dont la volonté fait loi.

 Le pouvoir personnel absolu conduit tout naturellement, depuis la nuit des temps, à de grands dangers et inconvénients. Je me permets de douter qu'il soit encore viable dans le monde actuel, qui se complique toujours davantage. Celui qui règne seul est condamné à un isolement croissant, pour devenir finalement le prisonnier désemparé de sa propre solitude. «Il n'écoute plus personne. On ne peut plus lui dire la vérité.» C'est en ces termes que se plaignait l'un des plus proches conseillers d'Hassan, et l'on entend sans cesse des propos de ce genre dans les couloirs du palais royal - sotto voce, bien entendu. Mais que faire quand la corruption régit le gouvernement et l'Etat ?

 Certains chefs compensent la solitude du pouvoir absolu par leur rayonnement charismatique qui les relie aux masses presque magiquement. A défaut de génie, les rois français pouvaient se prévaloir de leur sacre de monarques de droit divin. Les sultans "alawites" pouvaient se référer à la "baraka" ou bénédiction divine. Mais ces choses-là ont de moins en moins d'impact de nos jours. Y a-t-il encore, dans le Maroc actuel, un lien entre le roi et son peuple ? Il n'y en a plus guère. C'est pourquoi un nombre croissant de citoyens jugent le régime illégitime.

 Ceux qui ont suivi de près les événements du 10 juillet 1971 et du 16 août 1972 n'ont pu s'empêcher d'être frappés par la passivité de la population. Aucune vague humaine n'a déferlé pour manifester pour ou contre le roi. On aurait dit que toute l'affaire se jouait dans un monde étranger, infiniment loin des simples mortels, qui n'avaient ni l'envie ni la possibilité d'y participer.

 Il est vrai que le rythme précipité des événements ne laissa guère au peuple le temps de réagir. Mais le soulagement causé par l'annonce que le roi s'en était sorti sain et sauf et que le putsch avait échoué aurait dû déclencher de véritables explosions de joie dans les milieux royalistes. Il n'en fut rien. L'absence de toute réaction spontanée constitue une autre preuve de la terrible solitude dans laquelle les détenteurs du pouvoir absolu vivent en réalité. La déception engendrée par l'échec du putsch fut finalement plus discernable que la joie.

 Un autre aspect encore destentatives de putsch mérite considération, bien que son interprétation présente quelque difficulté. Il s'agit du rôle disproportionné joué par les Berbères à cette occasion. Tout le monde sait que les forces armées du roi se composent en grande partie de Berbères. On trouve des Berbères non seulement dans les positions subalternes, mais aussi parmi les dirigeants. La plupart des généraux qui furent collés au mur le 13 juillet 1971 étaient berbères. Cela peut s'expliquer : l'enthousiasme pour le métier des armes et la gloire militaire est depuis toujours particulièrement fort au sein d'une population montagnarde habituée à une existence rude, et la plupart des habitants des montagnes appartiennent à des tribus berbères. Mais il serait tout à fait erroné d'interpréter la rébellion comme un insurrection des Berbères contre les Arabes. Il est vrai, en revanche, qu'Hassan avait repris à son compte la stratégie de l'ancienne puissance coloniale : il voulait s'appuyer sur les Berbères, qu'il considérait comme plus fiables, du fait qu'ils étaient plus attachés à leur traditions et moins touchés par les «bienfaits» de la modernité. Le mythe du «bon sauvage», en l'occurrence du «bon Berbère» a la vie dure. Mais celui qui compte sur les Berbères pour défendre une forme de société rétrograde risque une vilaine désillusion. Certes, les Berbères sont fidèles, mais ils aiment aussi leur liberté et attachent une grande valeur à la justice. Pour eux, Hassan est un homme impie.

 Les Berbères se sont rarement entendus au cours de leur histoire. Ils forment une mosaïque de tribus et de clans qui se sont parfois combattus. Les aides de camp du roi tombés à Skhirat étaient aussi berbères pour une bonne part. Madbouh et les chefs suprêmes de la révolte étaient berbères, originaires du Rif de surcroît, où le peuple s'était soulevé en 1958. L'insurrection avait été réprimée par les forces armées royales commandées par le prince Moulay Hassan avec une impitoyable brutalité.

 Le douloureux souvenir de ce bain de sang a-t-il joué un rôle dans l'action des chefs de la rébellion ? Je n'en sais rien. Ce qu'on peut dire, en revanche, en toute certitude, c'est que les orgueilleuses tribus des montagnes n'oublieront sûrement pas les généraux qui étaient leur fierté et leur espoir. Elles n'oublieront pas leurs cadavres criblés de balles profanés par la populace. La vengeance est un plat qui se mange froid , dit un proverbe français.

 Lors du soulèvement de 1958, les gens du Rif scandaient : "Nous en avons assez d'être dominés par les gens de Fès." Il convient de mentionner ici que les capitalistes de Fès sont en partie des juifs convertis à l'islam. Ces derniers sont certainement fortement surreprésentés au sein de l'élite au pouvoir et possèdent une part absolument excessive de la fortune nationale. Mais quand les rebelles scandaient des slogans hostiles aux "gens de Fès", ils utilisaient l'expression plutôt au sens figuré. Ils désignaient par là, de manière très générale, la ville corrompue, avec son accumulation de luxe tapageur et de richesse, qui excite à la fois la convoitise des pillards, la haine des pauvres et la répulsion des puritains.

 Tous ces facteurs entrèrent en jeu plus tard, lors de la révolte de Skhirat. Les Berbères, qui sont plus belliqueux, plus pauvres et plus puritains que le reste de la population rurale, forment peut-être le fer de lance de l'armée des paysans marocains, qui n'a cessé, au cour du siècle, de s'insurger contre le luxe et la tyrannie des villes, et qui voit de plus en plus clairement que sa pauvreté n'est pas un sort inéluctable, imposé par Dieu. Des statistiques objectives confirment à cet égard les pressentiments instinctifs du petit peuple, en montrant que la hausse du niveau de vie de la population urbaine, ou à tout le moins d'une partie de cette population, se fait au détriment de la population rurale.

 Pour comprendre l'origine d'un mouvement politique, il est souvent utile de rechercher comment il s'est développé plus tard. Dans le cas d'un mouvement étouffé dans l'oeuf comme celui que l'on a décrit ici, cette possibilité nous est naturellement refusée. On peut toutefois se demander à bon droit où le putsch aurait mené s'il avait été couronné de succès. D'aucuns ont tiré des parallèles avec les événements de Grèce qui conduisirent en 1967 aux sept années de dictature des colonels. La comparaison avec un régime d'orientation nassérienne serait sans doute plus appropriée. Si la balle qui atteignit Madbouh l'avait touché quelques centimètres plus à gauche ou plus à droite, le Maroc serait peut-être aujourd'hui gouverné par un groupe d'officiers islamo- nassériens.

 Ceux qui croient que les deux tentatives de putschs de 1971 et 1972 furent de simples révolutions de palais se trompent : elles avaient de tout autres racines. Restent les problèmes qui étranglent presque tous les pays dits du tiers-monde et à la solution desquels le Maroc ne s'attaque pas sérieusement.

 Pendant des siècles, le peuple du Maroc a vécu dans la pauvreté, parfois dans le dénuement. La population n'augmentait pas notablement, en raison de la faible espérance de vie. Aujourd'hui, le nombre d'habitants du pays augmente de 3,2% par année, ce qui revient à dire qu'il double tous les vingt ans. Et tous ces gens, qui n'ont le plus souvent aucune perspective d'existence conforme à la dignité humaine, peuvent aller à l'école et écouter la radio, car il y a dans chaque tente et dans chaque baraque un transistor. L'ère de la résignation est révolue.

 Le système ébranlé jusque dans ses fondements le 10 juillet 1971 et le 16 août 1972 était le vieux système féodal Makhzen qui avait survécu longtemps - à travers quarante-cinq ans de domination coloniale et trente ans de pseudo-indépendance à caractère néo-colonialiste, durant lesquels les richesses du pays avaient été exploitées au profit des potentats et de leurs suppôts.

 Les principes du développement économique sont à la fois très simples et très compliqués. Pour produire davantage, il faut investir. Pour investir, il faut épargner. Pour épargner, il faut consommer moins qu'on ne produit, ce qui signifie qu'on doit accepter les privations.

 Pendant des siècles, seule la grande masse était disposée à accepter les privations. De nos jours, la masse renâcle de plus en plus, d'autant qu'elle voit une minorité de coquins parasites nager sans vergogne dans la richesse et le luxe. Peut-être est-il illusoire de croire que le fardeau des privations peut être réparti équitablement sur toutes les épaules, la justice absolue n'existant pas. Mais on peut à tout le moins exiger que les injustices ne soient point trop criantes et que les pauvres, qui supportent la plus grande partie de la charge, reçoivent une compensation à la mesure de leurs sacrifices.

 Il se peut que tout cela paraisse évident, mais, pour que ces revendications naturelles soient satisfaites, il faut une révolution. Si celle-ci ne peut être menée à bien par des moyens pacifiques et dans l'ordre - de telles révolutions sont possibles, comme le montre l'exemple de la Suède -, elle se fera dans le sang et la violence, et ce sont une fois encore les petites gens qui en souffriront le plus.

 Mais le peuple marocain n'a pas le choix. C'est le sort de tout un pays qui est en jeu. Ou bien la révolution est couronnée de succès et la monarchie sera abolie, ou bien les révolutionnaires mourront en musulmans libres. Le Coran dit que là où règnent des rois, la corruption se propage et transforme les hommes libres en esclaves. L'islam a été dès le début une idéologie et un mouvement révolutionnaires dirigés contre la tyrannie et la monarchie héréditaire.

 Les portes de l'avenir sont ouvertes. Le 10 juillet 1971 et le 16 août 1972 ont été des signaux d'alarme pour la caste dominante. Hassan II et ses chiens d'attache n'arrêteront pas le cours de l'histoire. Le destin du shah d'Iran devrait servir d'avertissement à notre despote, et non seulement à lui, mais à tous les Marocains et étrangers qui profitent d'un régime taré.

 L'intervention de l'armée dans l'évolution de la politique intérieure d'un pays n'est pas un phénomène limité au prétendu tiers-monde. A mon arrivée en Suède, je me suis intéressé quelque peu à l'histoire de ma nouvelle patrie. J'ai appris que, le 13 mars 1809, sous la direction du général Adlercreutz, un groupe d'officiers suédois avait mené à bien un coup d'Etat contre le roi Gustave Adolphe, parce que celui-ci pratiquait une mauvaise politique intérieure et extérieure. Il fut arrêté par les officiers dans son château de Stockholm, et déposé le 10 mai de la même année. Les réformes politiques qui suivirent forment la base de la constitution et de la démocratie suédoises actuelles.

 

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Le monde islamique

 

Le monde arabe, dont je suis issu, est avant tout une communauté culturelle enracinée dans un héritage commun, dans un monde intellectuel très profond qui se fonde sur la religion musulmane. Mais le rôle joué par l'islam n'est pas seulement de nature religieuse. L'islam est un facteur historique qui, sur le plan intellectuel et idéologique, a contribué de manière décisive à la naissance d'une nationalité "arabo-islamique".

 Font partie de cette "nationalité arabo-islamique" appelée aussi "monde arabe" :

1) Ceux qui parlent une variante de la langue arabe et considèrent cette dernière comme leur langue "naturelle"; ce peut être le cas de gens qui ne savent pas du tout l'arabe, de beaucoup de Berbères, par exemple.

2) Ceux qui considèrent comme leur héritage l'histoire et les caractéristiques culturelles du peuple qui se désigne lui même comme peuple arabe et est ainsi nommé par les autres. Ces caractéristiques culturelles comprennent au tout premier chef, depuis le VIIe siècle, la religion musulmane qui constitue dans une certaine mesure l'âme de l'arabisme.

3) Ceux qui revendiquent leur identité arabe et l'assument consciemment.

 Le monde arabo-islamique se compose des peuples des pays dont la constitution fixe leur appartenance à ce monde, ou qui sont Etats membres de la Ligue Arabe et ont signé ses traités. La nation islamique - nous autres musulmans utilisons constamment cette notion au singulier même si un non-musulman aurait plutôt tendance à recourir au pluriel - se rassemble autour de la religion musulmane qui constitue simultanément la source d'inspiration décisive de son idéologie politique. Abstraction faite des frontières culturelles, tous les pays arabes forment un bloc idéologique et politique doté d'une civilisation arabo-musulmane commune. Le monde arabe considère l'islam comme une révélation divine de l'homme, du monde et de Dieu, et comme un trésor inestimable, commun à tous les Arabes. Même les Arabes chrétiens le reconnaissent comme tel, et révèrent le prophète Mahomet comme celui qui a réalisé l'unité des Arabes et les a éveillés à la spiritualité. On peut ranger l'islam au nombre des religions séculières si le mot «séculier» signifie que les masses prennent conscience de leur responsabilité face à leur histoire. Le Coran ne cesse de souligner combien il est important d'éveiller dans la communauté populaire la conscience de sa responsabilité.

 La tendance générale du nationalisme arabo-musulman est révolutionnaire, du fait qu'il doit mener un combat aussi bien défensif qu'offensif contre des circonstances extérieures adverses et contre l'hégémonie coloniale, qu'elle soit de nature capitaliste ou communiste. Aussi les courants qui naissent des aspirations des masses et qui forment la base d'une idéologie politique nationale sont-ils captés et canalisés, épurés et façonnés dans le sens de l'islam. Celui-ci marque de son empreinte les paroles et les actes des castes dominantes.

 Les Etats arabes actuels ne peuvent pas être qualifiés d'Etats nationaux. Il n'y a qu'une nation islamique, l'«umma». Selon l'idéologie arabe et islamique actuelle, le seul Etat national absolument légitime serait celui qui engloberait la totalité de la nation islamique. La loyauté du musulman orthodoxe s'adresse bien plutôt à l'Etat idéal, qui reste à créer, qu'à l'Etat réellement existant.

 Selon le Coran, un musulman ne doit fidélité à l'Etat que si celui-ci est une organisation politique légitime, reposant sur d'authentiques principes islamiques, qui ne reconnaît pas de frontières entre musulmans. Si tel n'es pas le cas, c'est le règne de l'oppression («zulm»), qui justifie la révolte, c'est-à-dire la révolution. La force issue de la foi met davantage encore en lumière le caractère provisoire, au fond illégitime, des Etats islamiques et arabes aujourd'hui désespérement éparpillés, et affaiblit la loyauté du croyant à leur endroit.

 Tous les régimes actuellement en place dans le monde arabe sont illégitimes, mais essaient de se donner par toutes sortes de voies tortueuses l'apparence de la légitimité islamique.

 On peut en outre observer à présent, et c'est un phénomène du plus haut intérêt, deux choses qui, à la vérité, ont toujours existé, mais qui revêtent dans les circontances présentes une importance particulière. On remarquera tout d'abord la vitalité politique et sociale extrêmement grande de l'islam, et on notera ensuite avec quelle détermination celui-ci opère depuis peu sa rentrée dans l'histoire - comme sujet et non comme objet. Cependant, l'islam renonce à se donner à tout prix un visage moderniste et il juge tout aussi inutile de se justifier par des arguments intellectuels empruntés à des manières de penser qui lui sont étrangères. Il trouve sa justification en lui-même, dans ses propres textes sacrés.

 Le Professeur Jacques Bercque souligne : «L'islam ne peut être porteur que d'une utopie, l'utopie de la restauration de l'harmonie entre l'homme et le monde... A mon avis, la puissance du monde islamique et arabe ne réside pas dans son pétrole, mais dans la force de son identité ou, si l'on veut, dans la force de son authenticité. Si on veut vraiment comprendre ce qui se passe actuellement dans le monde islamique, on doit se défaire de toutes les catégories empruntées à la sociologie, qui nous contraignent à penser en termes politiques ou matérialistes. On doit en revanche remettre à l'honneur la dimension fondamentale de l'imaginaire, et comme l'islam se trouve en pleine révolution, on ne peut en aucun cas perdre de vue qu'il s'agit au premier chef d'une révolution culturelle.»

 La «modernité», qu'elle se pare des plumes orientales ou occidentales, a montré qu'elle n'était qu'une singerie, une forme caractéristique de dépendance culturelle, intellectuelle et économique indéfendable et extrêmement illusoire. Il est totalement impossible de comprendre la révolution musulmane si l'on n'a pas auparavant étudié et compris l'islam, qui en est l'âme et l'idéologie nationale.

 Beaucoup d'occidentaux confondent les notions de musulman et d'arabe; c'est ainsi que l'Iran est parfois qualifié d'«Etat arabe», ce qui, bien entendu, est une absurdité. Il n'est nullement nécessaire d'être arabe pour être musulman. La nation islamique («umma»), qui a pris forme à partir du VIIe siècle, repose au premier chef sur la culture arabe, laquelle, de son côté, se fonde sur l'islam.

 Les Arabes authentiques relativement peu nombreux qui participèrent à l'origine à la diffusion de l'islam eurent tôt fait de se fondre dans les nouvelles sociétés locales. Ce que l'on appelle aujourd'hui «monde arabe» est une création de l'islam et non d'un colonialisme arabe. Le monde arabe englobe les Etats islamiques qui ont l'arabe pour langue nationale. Les autres Etats islamiques, de la Turquie au Pakistan, de l'Iran à l'Indonésie, ont leurs propres langues.

 Les quelque deux cent millions d'Arabes qui vivent dans les Etats s'étendant du Maroc à l'Irak ne constituent qu'une minorité au sein du monde islamique qui compte un milliard d'individus. L'arabe étant la langue du Coran - on prononce ses prières dans cette langue -, il est pour chaque musulman une langue sacrée. Le Coran, texte sacré, n'est pas traduit, contrairement à la Bible. Les traductions du Coran qui existent néanmoins n'ont pas valeur de textes sacrés, mais uniquement d'interprétations.

 Tout musulman doit lire et réciter le Coran en arabe. Il s'agit du texte original, totalement inchangé, mis par écrit au VIIe siècle de la chronologie occidentale. Il n'est naturellement pas nécessaire de savoir l'arabe pour être musulman. Ma mère, par exemple, ne sait pas l'arabe. Elle s'est contentée d'apprendre par coeur quelques versets du Coran qui lui suffisent pour dire ses prières.


 

 

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En Suède

Le 25 août 1973, Je quittai Paris par avion à destination de Stockholm, muni d'un faux passeport. Je n'étais absolument pas préparé à ce qui m'attendait en Suède. Selon mon faux passeport, je m'appelais Idrissi. J'avais ôté moi-même la photographie du véritable détenteur et collé la mienne à la place.

 A bord de l'avion, je me trouvai assis à côté d'un jeune Suédois. Il s'appelait Håkan Fredén et venait de passer des vacances en France. Je me présentai comme «Idrissi d'Algérie». Håkan travaillait en qualité d'ingénieur à l'hôpital universitaire d'Upsala. C'était la première fois que j'entendais le nom de cette ville. Ayant appris que je ne fumais ni ne buvais, Håkan me demanda de me charger pour lui d'une ration supplémentaire de marchandises exemptes de droits de douane. Tel fut mon premier contact avec un Suédois.

 A l'aéroport, je passai la douane sans encombres. Håkan m'offrit de passer la nuit chez lui à Upsala et de poursuivre ma route vers Stockholm le lendemain. Je lui avais expliqué que je voulais m'offrir une semaine de tourisme dans la capitale de son pays. Il habitait une maison bonne pour la démolition, sans eau chaude et sans cuisine. Les toilettes se trouvaient à l'extérieur, dans la cour. Il était pourtant ingénieur ! Il dépensait le moins possible pour son logement, afin d'avoir davantage d'argent pour ses voyages.

 Le lendemain, je pris le train pour Stockholm. J'avais promis à Håkan de lui téléphoner avant mon départ. Devant la gare centrale, je demandai à quelques personnes si elles connaissaient un hôtel bon marché où je pourrais passer quelques nuits. J'allais me tourner vers une jeune dame quand un monsieur d'une cinquantaine d'années m'adressa la parole et me demanda si j'avais besoin d'aide. Nous prîmes le bus à destination du foyer d' étudiants de Domus. J'y obtins une chambre, mais sans literie. L'homme qui m'avait aidé dans ma recherche d'une chambre s'offrit aussi à me fournir le nécessaire, mais je lui fis comprendre que je pouvais sans autres dormir à même le matelas.

 Il revint plus tard dans la soirée, mais je refusai de lui ouvrir ma porte. J'avais bien reconnu sa voix, mais j'étais extrêmement soupçonneux, car, en fin de compte, j'étais toujours en fuite. Il s'en alla donc, mais non sans avoir introduit par l'ouverture destinée au courrier des draps de lit et une taie d'oreiller. Comme je n'avais, en dehors de mon faux passeport, pas l'ombre d'un papier d'identité, je n'osais me rendre à la police pour annoncer mon arrivée. Je craignais aussi d'être arrêté pour être entré dans le pays muni d'un passeport qui ne m'appartenait pas. Comment allais-je donc m'y prendre pour pouvoir rester en Suède ?

 Il me fallait absolument trouver quelqu'un qui me procurât un premier contact avec la police. Durant les premiers jours, je ne révélai mon identité à personne. Au milieu de la semaine, je fis la connaissance d'un juriste suédois du nom de Lennart Aspegren, qui travaillait pour l'aide suédoise aux réfugiés, ainsi que pour Amnesty International. C'est à lui et à un autre membre actif des de ces deux organisations, un Grec nommé Poniridis - il allait devenir plus tard ambassadeur de Grèce en Suède ! - que je dévoilai ma situation et manifestai que je voulais rester dans le pays comme réfugié politique. Ni l'un ni l'autre ne savait très bien comment la police réagirait à mon faux passeport.

 Poniridis proposa que nous nous rendions néanmoins au poste de police de Kungsholmen où je déposerais une demande d'asile. Mais il y avait le risque que les policiers m'arrêtent et m'expulsent. J'avais compté avec cette possibilité et décidé d'emporter quelques manuels d'anglais. J'aurais au moins quelque chose à étudier si je devais me retrouver sous les verrous.

 Le dernier jour de ma première semaine en Suède, c'était un vendredi, je me rendis avec Poniridis au poste de police susmentionné. J'avais emporté dans ma petite valise rouge des vêtements et des livres. Nous fûmes reçus par une femme très séduisante qui s'appelait Kerstin et occupait la fonction d'inspecteur de la police criminelle. J'étais naturellement nerveux et inquiet.

 Poniridis expliqua en suédois ce qu'il savait de moi, mais l'inspecteur ne tarda pas à l'interrompre pour m'interroger directement en français. Je restai seul avec elle dans son bureau. Elle se montra très amicale et affable. Lorsqu'elle apprit que j'étais venu muni d'un faux passeport, elle voulut en connaître la raison. Après que je lui eus raconté mon histoire, elle me félicita spontanément d'avoir réussi à m'échapper vivant du Maroc. Elle voulut savoir aussi si je préférais loger à l'hôtel ou dans une famille pendant que j'attendrais l'interrogatoire officiel de la police. Pour diverses raisons, je choisis la seconde possibilité.

 Après consultation avec un service social, elle prit contact avec une famille qui habitait Axelberg, au sud de Stockholm. Elle prit aussi des dispositions pour que je reçoive de l'argent et me demanda de revenir le lendemain avec quelques photos toutes neuves, afin que je puisse obtenir une carte d'identité pour étranger. Le service social me donna l'adresse de la famille chez laquelle j'allais habiter momentanément, de l'argent pour des vêtements et un abonnement mensuel de métro.

 La famille Hedell d'Axelberg se composait de la mère, Ann-Sofie, de la fille, Cecilia, du fils, Niklas, et de cinq chiens. On me fournit ma propre chambre et je fus autorisé à utiliser la cuisine et la salle de bains à ma guise. Ils furent tous extrêmement amicaux à mon endroit. Ann-Sofie savait le français - je savais à peine l'anglais à l'époque - et me servait d'interprète.

Je téléphonai à mes amis Lennart Aspegren et Poniridis pour leur raconter comment les choses s'étaient passées et leur dire que j'allais être bientôt interrogé officiellement par la police.

 C'est par la police que les media apprirent mon évasion du Maroc et mon arrivée en Suède. La plupart des gens que j'avais connus au Maroc me croyaient bel et bien mort et la nouvelle du succès de ma fuite vers le nord de l'Europe ne fut pas une mince surprise pour beaucoup d'entre eux.

 L'Agence France Presse (AFP) fut la première à annoncer la nouvelle. Le directeur de cette agance à Stockholm, Georges Herbouse, était un ancien officier français qui avait été stationné au Maroc et s'était fait journaliste après sa mise à la retraite. Il était bien renseigné sur la situation de mon pays et savait fort bien qui j'étais, bien que nous ne nous fussions jamais rencontrés aupravant.

 A peine les media français, qui s'intéressent ardemment à la situtation du Maroc, eurent-ils appris, par une dépêche AFP, où je me trouvais, qu'une activité journalistique trépidante se déchaîna. La nouvelle de mon arrivée à Stockholm s'étala en grosses lettres dans les quotidiens et les hebdomadaires français. La radio, la télévision françaises et Radio Luxembourg annoncèrent elles aussi la nouvelle. Des reporters de Paris Match, de l'Express, du Nouvel Observateur, du Monde et de RTL (Radio Télévision Luxembourg) vinrent m'interviewer dans la capitale suédoise. Bref, mon évasion réussie provoqua d'énormes remous. Les journaux marocains eux-mêmes imprimèrent l'interview de l'AFP à la une.

 C'est ainsi que mes parents, frères, soeurs et amis du Maroc apprirent que j'étais toujours parmi les vivants. Mon amie française prit elle aussi la nouvelle en pleine figure. C'est en feuilletant une édition de Paris-Match dans un commerce de la ville de Beauvais qu'elle tomba sur des photos de moi et lut ce qui m'était arrivé. Elle s'évanouit au milieu du magasin.

 Au cours de la première période de mon séjour en Suède, je fis aussi la connaissance d'un homme qui allait devenir mon meilleur ami. C'était un réfugié politique polonais du nom de Stanislaw Romanow. Ce fut la rencontre d'un demandeur d'asile issu d'un Etat dictatorial pro-américain et capitaliste avec un demandeur d'asile issu d'une dictature pro-soviétique et communiste. Il me fut d'un grand secours au début, car il était arrivé en Suède queques années plus tôt et maîtrisait la langue du pays.

 En septembre 1973, je fus aussi interviewwé par la télévisin suédoise. Le reporter était Lars-Ola Borglid. Mes premières expériences m'avaient donné une excellente impression de la Suède et des Suédois. La société, le pays, les gens, la nature - tout cela me plaisait énorméement. J'étais tout particulièrement impressionné par le système politique, avec tous ses droits de l'homme et ses libertés, qui, loin de n'être que des slogans creux, existent bel et bien dans la pratique.

 Si je m'étais réfugié en Algérie ou dans l'un des Etats communistes comme la Pologne, la Russie ou Cuba, moi qui rêvais de liberté et de démocratie, j'aurais sans doute éprouvé très vite une énorme désillusion - une désillusion telle que j'aurais peut-être conçu le soupçon que les idéaux pour lesquels je m'étais tant battu au Maroc n'étaient que vaines chimères impossibles à concrétiser. La réalité m'aurait dégrisé. Mais une heureuse destinée m'avait amené en Suède où je constatais que mes rêves étaient tout à fait réalisables.

 En Suède, les droits de l'homme et la liberté d'opinion, le pluralisme et la tolérance étaient des réalités, tout comme la démocratie et l'égalité politiques et économiques, ce qui était le plus important de tout. Bien des principes fondateurs de l'islam, comme la dignité humaine, le liberté et la justice sont incomparablement mieux appliqués en Suède que dans un Etat prétendument islamique comme le Maroc.

 J'eus même une vision du paradis, tel qu'il est décrit dans le Coran et tel que je me l'étais peint dans mon imagination, en arrivant en Suède par un beau jour de l'arrière-été et en voyant la splendeur de la nature. En apercevant le Skärgarden pour la première fois, j'eus du paradis une image encore plus belle que par le passé.

 Toutefois, malgré l'admiration sans limites que je portais à la Suède, mes pensées allaient toujours aux habitants de ce Maroc où j'avais mes racines. J'étais hanté par le rêve d'y changer le système, afin que les gens puissent espérer en un avenir digne d'être vécu. Je voulais y accomplir une révolution démocratique, afin que nous, Marocains, bénéficiions aussi de ces droits de l'homme jugés si naturels en Suède.

 Mes racines se trouvant au Maroc, et mes espérances étant liées à ce pays, je considère aujourd'hui encore mon séjour en Suède comme provisoire. Je n'étais pas venu dans ce pays en immigrant, dans l'intention d'y rester à jamais, et ne m'étais nullement préparé à y demeurer longtemps. Je tablais toujours sur une révolution rapide au Maroc, qui me permettrait de rentrer chez moi.

 Au bout d'une attente de plusieurs semaines, je fus convoqué par la police pour un interrogatoire approfondi. C'était mon deuxième contact avec la police suédoise. Quelle différence avec la police du Maroc ! On dit là-bas qu'un policier est comme un scorpion qui pique tout ce qui l'approche de trop près. Un policier ne fait pas de différence entre l'ami et l'ennemi : son dard menace tout le monde. Les instruments de torture, dont l'usage est constant au Maroc lors des interrogatoires des prisonniers politiques, n'existent plus en Suède que dans les musées d'histoire médiévale.

 La première fois que j'avais eu affaire à la police suédoise, j'éprouvais encore la crainte qui m'avait toujours submergé au Maroc quand je me trouvais devant un policier. Mais cette peur me quitta très vite et je fis bientôt pleine confiance à la police suédoise.

 Lors de mon premier interrogatoire effectif conduit par deux jeunes policiers, j'eus l'impression qu'ils ne me posaient que les questions qui figuraient sur leur formule imprimée, car ils paraissaient plutôt indifférents. Ils s'étaient assuré le concours d'une interprète, une juriste, pour qui ce travail était un emploi accessoire. Elle était très spontanée et très franche. Elle portait sur sa robe un insigne du parti conservateur et ne cessait de souligner qu'elle était conservatrice. Mais cela ne l'empêchait pas d'éprouver une vive sympathie pour ma cause. Pendant que nous attendions les policiers, elle me montra deux autres porteurs d'uniformes qui étaient là et me dit : «Celui-là est conservateur, l'autre est un sozi.» C'était la première fois que j'entendais le mot sozi, et j'appris qu'on désignait par là un social-démocrate.

 Lorsqu'elle apprit que je m'étais adressé à l'avocat Hans-Göran Franck, l'interprète se fâcha tout rouge. «Pourquoi diable êtes-vous allé chez un communiste ? Ce n'était vraiment pas une bonne idée. Il défend des déserteurs américains du Viet-Nam !», éclata-t-elle. Après l'interrogatoire, elle se déclara très satisfaite de ce que j'avais fait au Maroc. «Ce sont des gars courageux comme vous qu'il nous faut pour nous débarrasses d'Olof Palme», me dit-elle en guise de compliment.

 Je lui racontai toute mon histoire. Malheureusement, ses capacités d'interprète laissaient à désirer et elle commettait des fautes grossières. A l'évocation, par exemple, du commandant Saad qui était fantassin, elle traduisit le mot par «fantastique». De mon père le cheik, elle fit un prince ! Je fis remarquer les fréquentes incorrections de sa traduction et c'est dès lors un ancien ambassadeur qui assuma le rôle d'interprète.

 Deux membres importants de la police de sécurité assistaient désormais à l'interrogatoire. On cessa de me poser les questions qui figuraient sur la formule imprimée pour m'interroger sur mon cas personnel.

 Je reçus un permis de séjour, valable dès le 12 décembre 1973. Comme je ne connais pas ma date de naissance, mais qu'il m'en fallait une absolument pour mon numéro matricule, je choisis le 12 décembre, date de ma renaissance. J'avais pu, par une sorte de miracle, quitter mon pays vivant, et possédais désormais une nouvelle patrie !

 Je n'ai jamais songé à abandonner la partie, pas même dans les moments les plus sombres qui ont suivi le putsch manqué et marqué ma fuite. Je n'aurais jamais eu l'idée de renoncer à mon combat en faveur de la démocratie et des droits de l'homme. Même si le coup d'Etat avait réussi et engendré une véritable révolution, il ne me serait pas venu à l'esprit de me croiser les bras.

 L'homme reste l'homme, et un changement dans le cours de la politique ne suffit pas à le débarrasser de ses défauts et de ses faiblesses. Abus de pouvoir, injustices sociales et vulgaire égoïsme auraient évidemment survécu, même dans une société révolutionnaire.

 Le combat que nous menons contre la tyrannie et l'abus de pouvoir, contre l'oppression et l'injustice n'aura pas de fin. Il n'y a jamais de victoire définitive dans la lutte en faveur de la liberté. Il lui faudra se poursuivre tant qu'il y aura des hommes.

 Ma volonté de continuer à me battre est d'autant plus forte que les injustices sont plus criantes. Même en Suède où les droits de l'homme sont si largement respectés, il y a des gens pour réclamer une amélioration du système.

 Je suis plus que jamais convaincu que des changements profonds et une révolution démocratique au Maroc ne sont qu'une question de temps. La révolution viendra, avec ou sans moi. Je continue à considérer comme mon devoir et mon droit de poursuivre la lutte pour que ma patrie se libère du règne de la violence et qu'elle connaisse un avenir meilleur. Je me suis juré de ne pas trahir les amis qui sont tombés dans ce combat.

 Ce voeu, je l'ai fait à la mémoire de mes quinze camarades officiers qui, après la deuxième tentative de putsch, sont tombés sous les balles du peloton d'exécution, mais aussi du millier d'hommes qui croupissent encore en prison, dans des conditions inhumaines, pour avoir participé à la première tentative de putsch. Jamais je ne souillerai leur mémoire en reniant mes idéaux!


Table des matières:

 




 

"Maroc Hebdo international " , journal marocain (proche du régime) a publié l´article ci-dessous (un interview avec Ahmed Rami) dans son numéro du vendredi 22 Juillet 1994. Cet article a été partiellement republié (avec commentaire) par la revue française "Courrier International " du 1 septembre 1994.


MAROC-HEBDOINTERNATIONAL:

Interview

Dans l´Islam laliberté est la régle,
l´interdit estl´exception

Le lieutenant Ahmed Rami
Après un exil de vingt deux ans, l´acteur de
deux tentatives de coup d´Etat militaire parle..

.
Propos recueillis par
Mustapha Tossa

Ahmed Rami est né en 1946 à Tafraout au Maroc. Il a fait ses études secondaires à Tiznit au sud du Maroc.
De 1963 à 1966, il est professeur d´arabe à Casablanca au Lycée Mohamed V, au Lycée Fatima Zahra et à l´Ecole Normale des Institutrices.
En 1966 il rentre à l´Académie militaire marocaine de Meknès pour être muté, deux années plus tard, à l´Etat-major des blindés au camp Moulay Ismaïl de Rabat.
Il participe aux deux tentatives de coup d´Etat militaire au Maroc: celle de Skhirat en 1971 et celle de l´attaque du Boeing royal en 1972.
Après une année de disparition dans la cladestinitée, il gagne la Suède en 1973 où il obtient l´asyle politique et la nationalité suédoise.
Après avoir été militant UNFP (Union Nationale des Forces Populaires), Ahmed Rami se présente aujourd´hui comme militant islamiste, mais d´un "islamisme [dit-il] qui dépasse le débat sur le folklore et les rites".
Autodidacte, il a publié de nombreux ouvrages, en suédois, langue de son pays d´accueil, sur la question palestinienne, l´Etat d´Israël et les rapports conflictuels entre Musulmans et Juifs.
Vingt ans ont changé Ahmed Rami. Aujourd´hui, il croit au dialogue politique pacifique à condition que "toutes les libertés soient garanties au sain d´un Etat de droit".

Maroc-Hebdo

Maroc- Habdo: Comment avez-vous perçu le discours royal du 8 juillet 1994 et vous sentez-vous concerné ?

- Ahmed Remi: J'ai pour habitude de ne croire qu'aux actes et non pas aux discours. Si les propositions et les initiatives ne sont pas suivies d'actes concrets, elles deviennent vides de sens.

Je me sens évidemment concerné par tout ce qui se passe dans mon pays. J'ajouterai que la société marocaine traverse, actuellement, une période décisive de son histoire.

Quant à ma situation personnelle, vous n'êtes pas sans savoir que je ne suis pas un réfugié politique comme les autres.

J´ai participé directement ou indirectement aux deux tentatives de coup d'Etat des années 70, [Attaque du palais royal de Skhirat le 10 juillet 1971 et attaque de l´avion de HassanII le 16 août 1972] après avoir été un militant de l'UNFP [Union nationale des forces populaires]. Mon cas ne peut être traité qu'au niveau de la plus haute autorité militaire.



Votre retour au Maroc, est-il donc imaginable dans ces conditions et comment ?

- A. R.: Il faut que vous sachiez que je ne fais pas de mon retour au Maroc une exigence immédiate.

Bien sûr, mon souhait le plus ardent est de pouvoir retrouver les miens, ma mère et mon frère notamment qui - et cela est à mettre à l'actif du pouvoir - n'ont jamais été inquiétés. Mon père non plus qui d'ailleurs s'est éteint tranquillement chez lui au Maroc, il y a près de deux ans. Etant donné mon exil, je n'ai pas pu le voir une dernière fois.



Etes-vous décidé à regagner le pays?

- A. R.: Si vous me garantissez ma sécurité et la liberté d'exprimer mes opinions, je prendrais le premier avion : Vous savez, tout exil est souffrance mais cette souffrance est moins dure quand l'exilé milite pour la réalisation de son idéal et de ses convictions.



A vous entendre, votre retour au Maroc reste hypothétique ?

- A. R.: Je vous répète que je ne -suis pas un réfugié politique ordinaire, mon cas ne peut être traité que par la plus haute autorité militaire, à savoir le chef de l'Etat.

Çela dit, mon rêve est de pouvoir rentrer dans un pays où règne l'Etat de droit et la liberté. Le Maroc peut si les responsables le désirent devenir modèle de transition douce et pacifique vers la démocratie pour l'ensemble du monde arabomusulman.

Les coups d'Etat sont les pires choses qui puissent arriver à un pays. A présent, il n'y a plus de regrets à avoir, le temps a fait son œuvre. Mais les conditions d'oppression et de corruption, à l'époque, étaient telles que le coup d'Etat était la seule manière d'exprimer son mécontentement.

A l'époque d'Oufkir, j'avais à peine 25 ans, donc jeune, impatient, dynamique, fougueux. Comme la plupart des jeunes de m a génération, je voulais changer le monde. Comment ? Certains ont essayé de le faire par le discours idéologique, d'autres comme moi, par l'action. N'oubliez pas que je faisais partie de l'armée, cette grande muette. Le devoir de réserve était de rigueur.



Alors vous vous êtes exprimé par les armes, était-ce la bonne solution ?

- A. R.: C'était la pire des solutions. C'est un signe de faiblesse de notre société que d'avoir eu besoin au recours à la violence. Mais tout cela est vieux de 22 ans. Evitez-moi de remuer davantage ce passé révolu. Maintenant, l'Islam représente, pour moi, un nouvel engagement moral.



Mais ces opinions, vous pouvez toujours les exprimer au soin d'un parti politique au Maroc ?

- A. R.: Les partis politiques marocains ne sont guère représentatifs. Il y a une rupture réelle entre ces "partis" en tant qu'"organisations" et le Peuple marocain. Et puis, vous savez, au Maroc, on n'a pas encore la liberté de fonder le parti politique que l'on veut.

Ce n'est pas par caprice que je dis cela, mais c'est un constat réel.

Le problème n'est pas dans la forme du régime mais dans sa nature et ses intentions.

Les partis politiques actuels sont artificiels - pour la forme - et font partie intégrante du régime dont ils sont le produit et qui les utilise pour camoufler sa vraie nature. Ce régime - comme tous les régimes arabes actuels - manque de légitimité. C´est le problème essentiel. Donnez-nous la liberté d'expression, d'opinion et d´organisation (même pour les islamistes), donnez-nous un pluralisme politique authentique, donnez-nous une véritable alternance - sous n´impore quelle forme - et appelez cela ce que vous voulez. En arabe, nous devons utiliser un mot arabe pour qualifier cela, au lieu d´utiliser un vocabulaire importé. Il faut définir la liberté et la démocratie en tant que méthode (régles de jeu politique définies par une constitution appliquée) et non en tant que contenu. La démocratie n´est pas une idéologie (politique, économique ou religieuse, l´Islam est notre seule religion et notre seule idéologie), mais une méthode neutre (comme les mathématiques) nécessaire au bon fonctionement de toutes les sociétés humaines, de tous les Etats, de toutes les organisations et associations politiques, sociales ou religieuses pour gerer et résoudre leurs probèmes de gestion.
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Vous êtes réfugié politique en Suède, parlez. nous de vos activités dans ce pays ?

- A.R: En tant qu'islamiste, il faut penser globalement et agir localement. Quand je suis arrivé en Suède, j'avais constaté que notre identité musulmane était, tous les jours, bafouée. J'ai créé "Radio Islam". Je dois vous dire que dans cette radio, je n'ai jamais dénigré mon pays, car j'estime que nous devons laver notre linge sale en famille.

Les thèmes de la radio sont, entre autres la question palestinienne, la Guerre du Golfe et la situation des musulmans dans le monde...

Sur la question palestinienne, je suis entré en conflit direct avec le lobby sioniste suédois et mondial. J'ai écrit quelques livres, en suédois, sur ces questions.

Le lobby juif a réussi à me faire condamner à six mois de prison, officiellement « pour manque de respect au peuple juif ». Cette lutte, ce combat sont, en vérité, à armes inégales.



Vous êtes connu pour entretenir des relations priviligiés avec le pouvoir Iranien...

- A. R.: Justement, à l'issue de mon procès qui a eu un retentissement médiatique important, j'ai été invité par les Iraniens à me rendre à Téhéran. Mon affaire a été discutée au plus haut niveau de la République islamique d'Iran. Le parlement iranien a discuté des tenants et aboutissants de ma condamnation.



L´Iran a-t-il financé vos activités en Suède?*

- A. R.: Si j'avais touché le moindre centime des Iraniens, croyez-moi que le lobby juif suédois ne se serait pas gêné de le crier sur les toits.

Je n'ai jamais touché un centime de qui que ce soit. "Radio Islam" est financée par ses auditeurs. Mes livres ont été imprimés par des bénévoles suédois connus. J'ai choisi cette voie pour ne dépendre de personne, et conserver ainsi ma liberté d'expression, de critique et surtout ma dignité de musulman libre.



Entretenez-vous. des rapports avec des Islamistes marocains ?

- A. R.: J'ai des rapports avec certains d'entre eux, mais je ne fais partie d'aucun mouvement.



Qu'est-ce qui vous empêche d'adhérer à tel ou tell mouvement Islamiste marocain?

- A. R.: Mes contacts avec eux me permettent de rester à l'écoute de leurs préoccupations. Une révolution islamique, éclairée et radicale, est la seule voie pour sauver l´existence même de notre nation. Les mouvements islamistes sont notre seule chance pour réaliser cette révolution. Et ils sont aujourd´hui les seuls à résister à la décadence et à la capitulation culturelle. Ceci dit, certains des mouvement islamistes n'ont pas encore réussi à apprendre à établir des priorités en vue de s´occuper, d´abord, de l´essentiel.

Si en tant qu'islamiste, je milite pour le réveil et la rennaissance de l'Islam et l'instauration d'un Etat islamique, ce n'est pas pour confier le pouvoir à des gens fanatiques et stupides - tels certains en Afghanistan et et au Koweit - motivés par des obsessions folkloriques superficielles et intolérantes qui portent tort à l´Islam. Certains de ces "islamistes" connaissent plus sur le sixième siècle que sur le 20 ème siècle.

En fait, le but essentiel de l´Islam est la liberation de l´homme. Dans l´Islam la liberté est la régle, l´interdit est l´exception. Dans l'Etat islamique idéal que je préconise, le principe fondamental est celui de la liberté qui garantit le pluralisme des idées guidées par le Coran, la Sunna, le bon sens et l' ijtihade.

Les mouvements islamistes,- et je parle ici en tant qu´islamiste - présentent encore une grande carence en cadres politiques INTELLIGENTS, éclairés et compétants, capables d'opérer une synthèse entre un souci islamique réel et la capacité à comprendre et résoudre les problèmes de notre époque. Le seul mouvement qui me paraît relativement doté d'une telle ossature est le Hizbollah au Liban. J'ai rencontré à trois reprises son leader spirituel Mohamed Hussein Fadlallah qui présente les qualités d'un grand leader éclairé. Au Liban - il est vrai - il y a un système de démocratie relative, de pluralisme et de liberté d´expression relativement favorable à un dévelopement politique sain et à l´apparition des dirigenats capables et compétants. Mais cette démocratie libanaise n´est pas tombée du ciel. Elle a été arrachée par le Jihad et par une lutte héroïque. La liberté ne se donne pas, elle s´arrache.

Il y a risque que certains des mouvements - qui se disent "islamistes" - portent (en eux-même) les mêmes maladies qu´ ils prétendent combattre. Des "leaders" charlatans et machiavelistes - produits des régimes actuels - peuvent facilement s´infiltrer et exploiter la nature de l´ action secréte - impopsée par les dictatures stupides - pour excuser et légitimer l´exercice de la dictature interne dans leurs organisations. Pour éviter cela il faut instaurer - au sein des mouvemets islamistes - la démocratie interne; c´et à dire le pluralisme, la transparance, l´altérnance des dirigeants, l´ouverture, la liberté, le débats francs et libres pour y encrer des régles de jeux politiques intelligeantes et efficaes. (Cela est déjà appliqué dans certains associations musulmanes quant - par exemple - à la gestion et l´éléction du "bureau" et du "président" de l´association). Pour cela il est d´une nécessité vitale de permettre la création des partis politiques islamistes, de leur garantir la liberté de s´organiser et de se développer ouvertement.

Il est bien connu dans l'histoire politique des peuples que l'oppression, le manque de liberté enfantent la dictature. Etre obligé d'œuvrer et de comploter dans l'ombre ne fait pas, forcément, de vous un fervent partisan de l'Etat de droit, encore moins un soldat de la liberté. Les dictatures d´aujourd´hui - par leur stupidité - sont en train de couver les dictatures stupides de demain. Les organisations et les partis politiques qui n´exercent pas les régles de jeux de la démocratie - au sein de leurs mouvements - ne seront pas capables d´instaurer la liberté et la d´mocratie dans leurs pays.

Revenons à l´ essentiel: l´ennemi principal et le danger mortel immédiat qui menacent actuellement l´existence de notre nation, sont les régimes tyraniques corrompus en place dans nos pays. Face à notre situation catastrophique actuelle, seuls les islamistes sont capables d´en relever le défi. Et c´est dans l´action et l´expérience que les islamistes et leurs organisations vont mûrir. L´ expérience, globalement très positive, de la révolution islamique en Iran en est une preuve. Seule à être fondée sur l´Islam (et un fontionnement démocratique civilisé) la République Islamique en Iran constitue, aujourd´hui, le seul régime représentatif et le seul Etat légitime dans le monde musulman.


Avez-vous des liens politiques avec d'autres exilés marocains à l'étranger ?

- A. R.: Il m'arrive souvent d'en rencontrer. J'ai des relations d'amitié avec Abdelmoumen Diouri. Par le passé, j'ai rencontré Fkih Basri. Mais je suis en désaccord total avec lui.

Mais mes relations avec les Marocains ne se limitent pas aux exilés. J'ai, à plusieurs reprises, rencontré Abderrahmane Youssoufi pour lequel j'ai une grande estime à la fois pour son honnêteté et sa droiture.



Quelle est votre position sur l´affaire du Sahara ?

- A. R.: Ma position sur ce sujet a toujours été claire et nette. Je partage l'opinion du peuple marocain sur la marocanité indéniable et éternelle du Sahara. Et dans mon schéma de lécture, même la Mauritanie devraient s´unir avec au Maroc.

Si j'étais resté au Maroc, j'aurai combattu aux côtés de mes camarades pour l´unité du Maroc, des pays musulmans et pour la marocanité de nos provinces sahariennes. Je me rappelle qu'après avoir quitté le Maroc, j'ai été invité par le président Boumediene en Algérie. J'avais été reçu en grande pompe et le chef d'Etat algérien m'avait dit « Toi, tu es opérationnel » et m'a proposé de devenir "chef militaire" du Polisario. Ma réponse fut: "si je voulais me prostituer pour un Etat je n´aurai pas quitté le Maroc".

Au cours de mes nombreux déplacements à l´étranger, j'avais toujours refusé de participer aux réunions où il y avait un représentant des mercenaires du "Polisario".


L'article suivant, ici traduit en français, fut publié dans le journal russe Pravda, le 15 juillet 1997. Il est traduit en 5 langues


 

Pravda:
L'idéalisme d´Ahmed Rami
Ses déboirs ont renforcé ses convictions.

Il y a plus de 25 ans de cela, le roi Hassan II donnait l'ordre de traquer et de ramener au Maroc le lieutenant Ahmed Rami. Rami avait en effet participé au moins à deux tentatives de coup d'Etat militaire, visant à abolir la monarchie et fonder une République Islamique. Les services secrets marocains ne furent pas capables d'exécuter l'ordre royal.

Aujourd'hui, cet homme sympathique, plein d'une jeune vigueur et incroyablement énergique, est à la fois l'une des personnes les plus populaires et les plus haïs de Suède. Ses prises de positions politiques sont discutées au Parlement suédois, et aussi, nous a t'on dit, dans les réunions gouvernementales.

Rami a écrit et publié quatre livres épais. Dans ces ouvrages, il démontre avec des arguments convaincants qu' en Suède, et dans tous les autres pays occidentaux, les bases de la vie nationale sont minées. Les pays de l'Ouest sont gouvernés en réalité par des conspirations mafieuses qui n'ont rien en commun avec la vraie démocratie, mais essayent de réaliser leur but machiavélique, l'introduction d'un "Nouvel Ordre sioniste Mondial" totalitaire. Rami, aujourd'hui citoyen suédois, n'a jamais cessé de le répéter sur les ondes de Radio Islam.

Bien évidemment, de tels points de vue entraînent une irritation sensible dans l'Etablissement. Il y a quelques années, Rami (Arabe et par conséquent lui-même sémite), fut poursuivi pour antisémitisme (!) et envoyé en prison, où il dut rester durant six mois. Assez curieusement, il devint ainsi le seul prisonnier politique en Suède.

Malgré tout cela, Ahmed Rami n'est pas un homme brisé, et n'a en aucune façon renié ses idéaux. Ses déboirs et sa condamnation à la prison n'ont fait que renforcer ses convictions. La retransmission de Radio Islam continue, et le courageux marocain n'a pas l'intention d'abandonner son combat. Pour lui, le plus important est que "les peuples de tous les pays devraient avoir le droit d'être indépendants sans avoir à se soumettre aux oligarchies qui ont usurpé le pouvoir pour leur propre compte".

Quelle est alors la base de ses convictions? Qu'est-ce qui lui donne la force de dire tout haut ce que la plupart des gens n'osent même pas penser? A t'il bien compris contre qui il a levé la main, qui il a défié? Quand j'ai rencontré Ahmed Rami, je ne pouvais naturellement pas m'empêcher de lui poser ces questions. Sa réponse:

- Ahmed Rami: "Depuis mon plus jeune âge, je suis resté fidèle à mes convictions islamiques. J'ai toujours lutté pour l'égalité et la justice. C'est pour cette raison que j'ai rejoind (déjà en 1960) l´Union des Forces Populaires (l´UNFP), fondé par Ben-Barka, qui fut kidnapé et assassiné un peu plus tard par la police royale secrète. Le roi Hassan II est totalement responsable de cette mort. Hassan II gouverne le pays avec une cruauté toute médiévale depuis plusieurs décennies, et il n'est principalement qu'une marionnette aux mains de puissances étrangères, en premier lieu Israël ses Etats-Unis.

Vous entendez dire parfois que le Maroc est une "monarchie démocratique". Cela signifie en fait, comme souvent de nos jours, que ce n'est rien d'autre en réalité qu'une judéocratie. Vous avez le droit de critiquer qui cela vous chante, excepté ceux qui détiennent le pouvoir réel. Ils prennent soin de rester dans l'ombre, et ne doivent surtout pas être nommés ou critiqués. Le roi ne peut faire un pas sans le juif André Azoulay, un escroc commerçant et "conseiller" sioniste "spécial" venu d´Isrël et portant la nationalité Canadienne. Derière la façade du "Prnce héritier et d´autres "institutions" formelles, Azoulay, et d'autres individus comme lui dirigent l´Armée et prennent aujourd'hui les décisions réelles. L'éducation, les médias de masse et l'ensemble de la vie politique, économiques et sociale sont régulés par ces hommes, et non par les marocains eux-mêmes. Ils ont le pouvoir de décider quels sont les idéaux auxquels les citoyens doivent se soumettre afin d'être guidés dans leur vie de tous les jours. Dans ce pays musulman arabe prime le vrai pouvoir juif et la vraie censure sioniste, appelée "démocratie". Le libre-arbitre des individus et la liberté d'expression n'existe simplement pas. A vrai dire, mon expérience m'a montré que la situation actuelle dans d'autres pays n'est pas bien fameuse non plus.

En Suède, le lavage de cerveau prend de l'ampleur, et des valeurs anti-suédoises sont imposées au peuple. Seul un aveugle pourrait ne pas le constater. Le terrorisme intellectuel sioniste et la désinformation ont pour effet de pousser les individus à nier l'existence du pouvoir juif. En même temps ils ont terriblement peur de ce pouvoir qui "n´existe pas"! Les suédois peuvent être fiers de leur niveau de vie élevé, il ont bien raison de l'être, mais ils refusent obstinément de comprendre ce qui leur a été volé.

Le pouvoir sur les banques, les médias de masse, et la vie commerciale et industrielle est aux mains d'un petit groupe "d'élus" juifs. Toute l'éducation dans les écoles et les universités est à sens unique, favorable à "la race supérieure". En plus de cela l'histoire d'événements qui ne sont pas si éloignés dans le temps est réinterprétée dans l'intérêt du "peuple élu ". Mais la réalité et la vérité sont différentes de ce qui est montré à la télévision et enseigné à l'école. Et quelle sorte de liberté, d'indépendance et de démocratie est-ce donc, quand le pouvoir tout entier et l´avenir des peuples est entre les mains d'une minorité? Telle est la situation en Suède. Au sein du précédent gouvernement, le poste très important de ministre de la coordination gouvernementale était occupé par Jan Nygren, un représentant de la mafia sioniste. Il ne chercha à dissimuler d'aucune façon qu'il se considérait comme le maître de la Suède. Dans le "Judisk krönika" ("La Chronique Juive",organe de la Communauté Juive), il publia un article dans lequel il utilisa très ouvertement le titre "ma Suède juive". Cet individu avait beaucoup d'influence sur ceux qui pouvaient être admis au gouvernement! A présent, Nygren est hors du gouvernement, mais on a eu en retour Leif Pagrotsky le plus proche collaborateur de l´actuel Premier Ministre et un autre membre du "peuple élu" qui occupe aujourd'hui le poste du ministre du commerce extérieur, et comme tel un important représentant de l'internationale dorée.."

 

Sous quel gouvernement, social-démocrate ou conservateur, cette influence d'une minorité s'est le plus mise en avant?

- Ahmed Rami: "Peu important quel gouvernement dirige le pays. La différence entre la gauche et la droite n'est rien d'autre qu'un leurre. En réalité, le pouvoir est détenu par ceux qui possèdent et contrôlent les capitaux financiers du pays et les médias de masse. Je le dis ouvertement: En Suède, tous les partis politique sont entièrement juivés. Le combat actuel n'est pas une lutte entre la droite et la gauche comme le pense les gens, mais entre les différents clans sionistes. Ils ne luttent pas pour le bien du pays, mais pour leurs propres gains personnels. Tous les partis politiques suédois sont dominés par les juifs"

 

Y a t'il de nombreuses personnes en Suède qui partagent votre point de vue?

- Ahmed Rami: "Non, pas tant que ça. Vous savez, sous l'influence d'un tel terrorisme intellectuel juif qui domine, il est très difficile pour la plupart des gens de prendre leur courage à deux mains. C'est probablement leur instinct de conservation primaire qui fonctionne. Chacun est attaché à ses petites commodités, à ses bons repas bien arrosés, et souhaite être le moins possible accablé par les problèmes. Mais il y a toujours un certain nombre d'individus qui réagissent positivement aux émissions de Radio Islam. Je reçois des dizaines, pour ne pas dire des centaines de lettres, et parmi elles plusieurs provenant d'autres pays. Grâce à l´ Internet, il est devenu plus facile de communiquer et d'échanger des informations. J'espère être à même de trouver aussi des gens en Russie qui partagent mes convictions. Les nouveaux esclavagistes continuent de craindre votre pays, bien qu'ils aient réussi à le morceler."

 

Aimeriez-vous voyager en Russie?

- Ahmed Rami: "Je pense que cela serait vraiment dangereux. Dans votre pays, la criminalité aujourd'hui est pire encore qu'aux Etats-Unis. D'après les informations que j'ai, beaucoup d'antisionistes sont morts dans d'étranges circonstances. Morts au cours d'une visite médicale banale (bien qu'ils n'aient jamais eu aucun problème de santé), ou ils ont été écrasés et tués par un car, tandis que d'autres ont été retrouvés pendus. Dans aucun des cas les meurtriers n'ont été pris, plus exactement ils n'ont pas été poursuivis.

Les journaux suédois (et vous savez à qui ils appartiennent et qui les contrôle) parlent constamment de votre pays comme "une menace". Il est décrit comme "un paradis pour la mafia" et est "un danger pour la Suède". La Russie a toujours été, et demeurera toujours la plus grande menace pour le "peuple élu", qui la craindra toujours, même si elle semble aujourd'hui vaincue et difficilement capable de respirer après tant d'expériences menées sur elle par ces surhommes "élus".

Je suis parvenu à cette conclusion en lisant les articles russophobes qui grouillent dans la presse suédoise. Certains d'entre eux sont écrits par un goy (un non-juif et un non-humain d'après le judaïsme), un idiot utile pour Israël en Suède, Per Ahlmark. Et ce n'est absolument pas une coïncidence si Israël a donné en son honneur son nom à une forêt nouvellement plantée sur des terres volées aux palestiniens. Ahlmark a été aussi gratifié de la qualité d'Etre Humain ("Ben Adam") par la communauté juive du Danemark!"

 

N'avez-vous pas peur de vivre en Suède?

- Ahmed Rami: "Un croyant n'a peur de rien. Je suis habitué aux menaces, et depuis peu une violente campagne presse juive est menée contre moi et Radio Islam. Mais à Stockholm, vous pouvez toujours dire ce que vous pensez, même si vous n'avez pas tant de sympathisants que cela. Partout dans le monde, pour les mafieux, les jeux sont fait et ils se considèrent comme victorieux. Pour eux, la question est classée une fois pour toutes, et manifestement, vous ne pouvez être en sécurité nulle part si vous défendez la vérité.

Encore aujourd'hui, j'ai reçu une lettre dont le contenu était le suivant: "Sale porc d'arabe, qu'est-ce que tu crois pouvoir accomplir? Nous rions de tes efforts minables. Nous adorons écouter tes émissions après une bouteille de vodka. Nous avons le monde entier à notre poigne. Et quand nous le voudrons, tu disparaîtras de la surface de la terre comme une mouche, et personne ne n'élèvera la voix, ni même ne remarquera ta disparition."

 

Mais quelle est la vraie cause pour laquelle vous luttez?

- Ahmed Rami: "Je lutte pour une cause pour laquelle chaque homme devrait à mon avis lutter, à savoir la liberté et la justice. Dans ce monde, créé par Allah, nul ne devrait avoir de monstrueux privilèges, et cela comprend la mafia sioniste, qui s'est appropriée d'incroyables richesses à l'aide des mensonges, des ruses insidieuses, des fraudes et d´escroqueries. Agissons pour que les palestiniens, les suédois, les russes, les français, les arabes et les autres peuples puissent devenir les égaux de ceux qui se sont auto-proclamés le "peuple élu" supérieur à tout autre!

Je suis un musulman, et cela signifie que je suis opposé à tous les privilèges, spécialement ceux qui sont uniquement fondés sur le pouvoir et la loi du plus fort. J'espère m'être exprimé simplement et clairement, et j'espère que vous comprenez quelles sortes d'individus qui n'apprécient pas mes pensées et mes actes."

***

D'aucun pourrait peut-être qualifier Ahmed Rami de paranoïaque, ou de personne obsédée par une idée fixe. Pour ma part, je le vois comme une personne qui, grâce à sa dévotion personnelle exceptionnelle, nous aide à différencier toujours le bien du mal, la vérité du mensonge, la liberté de l'esclavage. Nous pouvons seulement trouver regrettable que des idéalistes comme Rami soient si peu nombreux dans notre monde trop pragmatique, là où il est toujours plus avantageux d'être fourbe et de s'adapter plutôt que d'être fidèle à soi-même.

Ahmed Rami ne peut pas être acheté. Pour cette raison, il est détesté et il est un danger pour tout ceux qui défendent le "Nouvel Ordre Mondial", à la fois en Suède et partout ailleurs.

Valentin Prussakov


Table des matières:


 

Ahmed Rami, fondateur de Radio Islam. Adresse postale: Box 316 - 10126 Stockholm, Suède, Tel: 0046708121240


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